LA SAISON 2018-2019 DU TEATRO ALLA SCALA

Traditionnellement, la Scala est pratiquement le dernier des grands théâtres à annoncer sa saison, et cette année ne fait pas exception. Avant d’en découvrir le caractère, il est bon de rappeler le tissu de contradictions dans lequel ce théâtre est prisonnier, comme une proie dans une toile d’araignée, et les difficultés qui s’annoncent à la fin en 2020 du mandat d’Alexander Pereira, où le brouillard est encore plus épais. La seule forte probabilité est que le Sovrintendente sera italien, mais l’aventure turinoise où le lobby « Cinque Stelle » a nommé à peu près deux guignols est une alerte.

Contrairement à Paris, la Scala construit son image depuis des décennies sur la tradition, sur une histoire, sur un répertoire. La tradition, c’est celle de grands spectacles formellement parfaits, où toute la maison montre l’excellence de ses personnels à tous niveaux, une histoire, c’est celle d’un théâtre qui est devenu peu à peu le phare des théâtres italiens, laissant derrière ses rivaux du XIXe, La Fenice de Venise et le San Carlo de Naples. Le rival aujourd’hui, c’est l’Opéra de Rome, bien plus récent, qui traverse une période plutôt fructueuse, mais dont l’histoire est faite de flux et reflux.
Les grands opéras italiens qui ont fait la gloire du lyrique de la fin du XXe, au-delà de la Scala, sont essentiellement Florence, avec un Mai musical qui fut un phare européen, et qui n’est plus grand chose aujourd’hui à cause d’une gestion désastreuse et d’une nouvelle salle mal conçue, ou Bologne qui fut toujours un théâtre important dans les années 1970 à 1990 et qui malgré la présence de Michele Mariotti, cherche à retrouver un rôle.
On a beaucoup reproché à Stéphane Lissner à Milan d’avoir fait une programmation plus européenne qu’italienne, et donc banalisé un théâtre à la forte identité, une institution devenue un des symboles de la nation, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Le concert du 11 mai 1946 dans la Scala reconstruite, dirigé par Arturo Toscanini, est l’emblème d’une reconstruction du pays, marqué par le retour de celui qui fut une des têtes de pont contre le fascisme. Toscanini, symbole de la Scala, est d’ailleurs souvent confondu et c’est une des premières contradictions de ce théâtre, avec un symbole de tradition. Or, Toscanini est celui qui a porté Wagner, Debussy, Moussorgski à la Scala, et même demandé à Adolphe Appia une mise en scène de Tristan und Isolde est un symbole de modernité et d’ouverture pendant la période où il a dirigé ce théâtre. Toscanini c’était l’ouverture et la modernité : à l’opposé de ce qu’est la Scala depuis 1986, année de départ de Claudio Abbado.
La contradiction de ce théâtre et le conflit dont il ne sort pas, c’est bien le conflit entre une certaine idée de la tradition et une certaine idée de la modernité.  Le public italien est plutôt traditionnel en matière de mises en scène mais aussi souvent en matière musicale, bien que le théâtre ait une tradition de créations telle qu’il est le théâtre qui a vu le plus de créations depuis sa construction, et que cette tradition se poursuit, même si on crée et on ne reprend jamais, à de rares exceptions (cette saison…). Qui se souvient de Blimunda d’Azio Corghi ou Doktor Faustus de Giacomo Manzoni, voire plus récemment de CO2 de Giorgio Battistelli ?

La première de Wozzeck (dirigée par Dimitri Mitropoulos, avec Tito Gobbi) en 1952 fut huée par un public en furie pour son entrée à la Scala, 27 ans après la création berlinoise…Et encore aujourd’hui, Wozzeck ne fait jamais le plein alors que l’opéra a été plutôt bien servi au niveau des distributions et des chefs (Mitropoulos, Abbado, Sinopoli, Conlon, Gatti, Metzmacher), ce n’est qu’un exemple.
Il a donc été reproché à Lissner de ne pas avoir soigné le répertoire italien comme il a soigné le répertoire non-italien, et d’avoir fait appel à des metteurs en scène très contestés. Un symbole : La Traviata confiée à Dmitri Tcherniakov, un spectacle complexe, et intelligent, très contesté par le public et une critique pas très ouverte, est jeté aux oubliettes et à la place cette saison on va retrouver la production fade et sans idées de Liliana Cavani qui fit les beaux soirs du théâtre depuis 1990…car dans sa position, Alexander Pereira ne veut pas de vagues, et veut plutôt épouser l’air un peu poussiéreux qui règne à Milan. Quand Pereira est arrivé à Milan, il a affirmé un retour vers le répertoire italien, et c’est aussi le désir du directeur musical Riccardo Chailly que de proposer en inauguration des œuvres italiennes (Giovanna d’Arco, Madame Butterfly, Andrea Chénier, Turandot, et cette année Attila). Quand Strehler et Ronconi étaient vivants, aux temps d’Abbado, ce pouvait être aussi le cas, mais avec d’autres spectacles qui ont marqué les temps (Simon Boccanegra, Don Carlo) et l’on osait faire appel à des metteurs en scène qui montraient une certaine modernité : Lioubimov, Lavelli, Chéreau.

Que la Scala marque son identité culturelle en affichant encore aujourd’hui La Bohème de Zeffirelli ou l’Aida du même qui remontent à 1963 ne me choque pas en soi, mais que ce soit le bout du bout de la réflexion culturelle de ce théâtre me chagrine. Le seul directeur artistique marquant des trente dernières années a été Cesare Mazzonis, qui savait parfaitement allier tradition et ouverture, avec intelligence, finesse et curiosité. Tous les autres ont été bien médiocres et surtout n’ont rien su inventer.
Le résultat de cette absence de politique, c’est que la Scala est un nom, mais qu’aucun spectacle des vingt dernières années n’a fait référence dans le monde lyrique. Il fut un temps où les fans du lyrique se déplaçaient en masse à la Scala pour voir des spectacles, pour écouter les voix, pour des chefs. Aujourd’hui ce n’est plus vrai.
Pire encore, le public n’est plus au rendez-vous, d’excellentes productions comme Der Rosenkavalier dans la production Kupfer de Salzbourg (avec Zubin Mehta au pupitre), ou Die Meistersinger von Nürnberg du même (avec Gatti), venue de Zürich montrent des salles aux travées vides. Cette année, la belle Francesca da Rimini, pur répertoire italien, dirigée par l’excellent Fabio Luisi, n’était pas non plus très remplie (il restait 600 places à vendre la veille du jour où j’y suis allé, avec des places à 50% de réduction pourtant). Seul fait discuter le spectacle d’ouverture de saison, qui fait l’objet d’une campagne de presse exagérée et qui attire le public si la star est au rendez-vous. La politique tarifaire absurde, qui laisse l’accès aux clientèles riches de passage mais l’interdit aux autres qui se refusent avec raison à payer 300 Euros une place d’orchestre, l’absence de ligne artistique (le répertoire italien ne peut faire seul office de ligne), le trop grand nombre de productions pour un théâtre au public faussement international, voilà entre autres les questions à résoudre : le public de la Scala pour l’essentiel habite dans un rayon de 4 km autour du théâtre et a ses habitudes ancrées depuis des lustres fondées sur une douzaine de productions annuelles. Quand je suis arrivé à Milan, – j’étais chaque soir ou presque au théâtre – la saison lyrique allait de décembre à juillet, et la saison symphonique prenait le relais de septembre à novembre. Aujourd’hui la saison symphonique est diluée et réduite, grave erreur pour un théâtre comme la Scala, et la saison lyrique court de décembre à novembre de l’année suivante, mettant évidemment sous pression les forces du théâtre. Claudio Abbado – encore lui – ne dirigeait pas plus de deux ou trois productions, mais restait au contraire très présent pendant la saison symphonique, convaincu avec juste raison que c’est par le travail symphonique sur des répertoires peu explorés alors (Mahler !) que l’orchestre progressait.

Crise de public, crise artistique, directeur musical peu présent (Riccardo Chailly dirige peu, et seulement deux productions annuelles), perte d’aura artistique au profit d’une aura touristique où le selfie sur fond de dorures piermariniennes fait fureur au point que les malheureuses maschere (ouvreurs et ouvreuses) traversent la platea (l’orchestre) pour faire éteindre les mobiles toujours allumés comme des lucioles (ce qu’on voit bien lorsqu’on est assis en Galleria, en haut) voilà la Scala du jour…

Au milieu de ce tissu complexe et contradictoire, parce que le niveau technique des spectacles reste très haut, parce que les crises ne servent qu’à trouver des solutions (c’est dans les crises qu’on devient intelligent, c’est bien connu), parce que ce théâtre reste mon théâtre de cœur, celui qui m’a fait vibrer, pleurer et hurler, parce qu’on ne peut que tomber amoureux de la Scala, alors cela vaut le coup de passer en revue une saison qui ne fait pas partie des pires qu’on ait vues dans les dernières années.

 

Figure imposée de toute programmation scaligère – ce que Lissner avait refusé de voir peut-être- le répertoire italien doit occuper environ 50% des productions, le reste devant se partager entre répertoire français, allemand et russe pour l’essentiel, et une création qui est l’épine du pied puisqu’on sait à l’avance que les salles seront vides. On a pu aux temps d’Abbado investir dans des créations (voir les Stockhausen mis en scène par Ronconi, voir les Nono aussi qui en leur temps marquèrent la maison), aujourd’hui, vu la situation générale, il est difficile de tenir un discours de création.

Ouverture :
L’ouverture de la saison est le rendez-vous obligé : celui où toute la classe politique et économique de l’Italie se retrouve en une soirée où les prix décuplés rapportent au théâtre de quoi vivre. Et les médias s’en donnent à cœur joie pour faire croire au bon peuple que la Scala est le centre du monde. C’est la tradition et donc on n’a pas intérêt à rater cette entrée-là. Le titre choisi est souvent italien, même si sous Lissner (mais pas que…) on a pu voir Lohengrin, Fidelio, Idomeneo, Don Giovanni et que Boris Godunov, Parsifal, Lohengrin, Carmen ont aussi ouvert des saisons par le passé…
Sous Pereira, l’inauguration est symbole du bel paese (et avec le gouvernement qui se profile ce sera sans doute renforcé), et après Andrea Chénier l’an dernier, c’est au tour d’Attila de Verdi d’ouvrir la saison sous la direction de Riccardo Chailly.

 

Attila (Verdi) NP

Le titre est absent des programmes depuis 7 ans (2011), la dernière production (Lavia, Luisotti) est à oublier, la plus référentielle remonte à 1991, due à Riccardo Muti et Jérôme Savary, avec Ramey en majesté et l’œuvre n’en est qu’à sa quatrième présentation (affichée en 1974/75, en 1990/91, en 2010/2011) depuis la seconde guerre mondiale. Le jeune Verdi revient à la mode (on a quelques chanteurs pour ce répertoire) sans doute parce que le public a besoin de nouveautés qui sortent du répertoire standard.
Riccardo Chailly qui aime programmer des œuvres moins connues avait proposé Giovanna d’Arco une œuvre qui n’avait pas été jouée à la Scala depuis plus d’un siècle. C’est cette fois Attila qu’on a vu notamment au MET en 2010 et qui mérite sans conteste la présence au répertoire.
C’est Riccardo Chailly qui dirige et c’est une garantie car c’est un grand verdien, dans une mise en scène de Davide Livermore, un metteur en scène qui fait, disons, du classique intelligent, et qui s’entend avec Chailly avec qui il a fait Don Pasquale, et dont on a vu à Monte Carlo et en France (à Saint-Etienne) Adriana Lecouvreur.
La distribution comprend Ildar Abdrazakov, spécialiste du rôle, d’Attila,  Simone Piazzola, un très bon baryton pour Ezio, le pâle Fabio Sartori pour Foresto, et une surprise pour le terrible rôle d’Odabella (où Cheryl Studer en 1991 avait chaviré), Saioa Hernandez, spécialiste des coloratures dramatique (Abigaille) qui émerge et que la France a entendue notamment dans la Francesca da Rimini strasbourgeoise dont David Verdier disait dans sa critique (Site Wanderer) «Saioa Hernández surmonte avec brio les difficultés d’une ligne de chant constamment sollicitée »

Inutile de tergiverser, cela vaudra sans doute le passage des Alpes. (9 représentations du 4 décembre 2018 (avant-première jeunes) au 8 janvier 2019.

La Traviata (Verdi)
Reprise de la production de Liliana Cavani, qui remonte à 1990 et qui a promené sa fadeur luxueuse pendant des décennies jusqu’à ce que Tcherniakov provoque le tollé dont on a parlé, essentiellement dû à un deuxième acte où Alfredo épluche des légumes. L’oignon ne sied pas à Alfredo, sinon pour pleurer. Indignation imbécile, parce qu’au contraire Tcherniakov montrait à travers cette scène le désir « d’ordinaire » du couple, et le refus total de la mondanité…
On reverra donc cette production hors d’âge, ennuyeuse et bien faite. Une production qui ne dit rien de l’œuvre, mais satisfait le bourgeois qui n’a pas à penser, mais seulement à regarder et pleurer. Médiocrité d’un calcul putassier de Pereira, qui veut remplir sa salle à tout prix.
La production sera dirigée par le directeur musical bis de la Scala, Myung-Whun Chung qui dirige à peu près tous les Verdi que le directeur musical en titre ne dirige pas avec une distribution faite pour attirer les foules :

Marina Rebeka (janv.fev) peu connue en Italie et Sonya Yoncheva (mars) qui en a fait un de ses rôles fétiches, Francesco Meli (en janv et mars) qui est LE ténor italien actuel et Benjamin Bernheim en février, qu’on a seulement vu dans le rôle du chanteur italien de Rosenkavalier à la Scala et qui, on le sait, est pour ce répertoire un remarquable artiste.

Quant à Germont, ce sera Leo Nucci en janv-fev et Placido Domingo en mars.

Yoncheva, Meli, Domingo en mars : cela fera courir et remplira les caisses, déjà bien gonflées par l’opération en janvier-février.
12 représentations en janv., fév., mars

Aucun intérêt pour ma part.

 

La Cenerentola (Rossini)
Autre opération tiroir-caisse, une reprise de la très fameuse production de Jean-Pierre Ponnelle qui remonte à 1973 (Ponnelle-Abbado) et qui fait parallèlement les beaux soirs de Munich.
Distribution dominée par l’Angelina de Marianne Crebassa, qu’on verra aussi à Paris et qui sans nul doute brillera, entourée de Maxim Mironov (très belle voix mais un peu pâle pour mon goût) Carlos Chausson un vétéran en Don Magnifico (il était déjà du Viaggio a Reims d’Abbado en 1984), l’excellent Nicola Alaimo en Dandini (alternant avec Mattia Olivieri) et Erwin Schrott (alternant avec Alessandro Spina en Alidoro (ce qui n’est pas forcément une bonne idée). À part Crebassa, Mironov et Alaimo cette distribution me laisse un peu perplexe. En revanche le choix d’Ottavio Dantone pour la direction musicale est pleinement convaincant. 11 représentations de février à avril.

La Khovantchina (Moussorgsky) (NP)

Valery Gergiev avait en 1998 dirigé une Khovantchina à la Scala, dans la production importée historique de Leonid Baratov (mort en 1964) qu’il mit en scène aussi bien au Bolchoï qu’au Mariinsky et qui était apparue au spectateur assez poussiéreuse. Il revient diriger l’œuvre à la Scala dans une production de Mario Martone. Mario Martone n’est un metteur en scène très inventif, mais au moins efficace. Le public ne sera pas secoué.
La distribution est solide, dominée par l’Ivan Khovansky de Mikhail Petrenko et la Marfa d’Ekaterina Sementchuk qui seront entourés de Sergei Skorokhodov (Andrei Khovansky), Evgeny Akimov (Golizin), Alexey Markov (Chaklovityi), tandis que Dosifei sera Stanislav Trofimov. Un cast de spécialistes, pour l’une des œuvres les plus émouvantes et saisissantes du répertoire d’opéra.

A voir évidemment, d’autant que l’œuvre est relativement rare sur les scènes.
7 représentations du 27 février au 29 mars.

Manon Lescaut (Puccini) NP
Retour au répertoire italien et à la présentation des œuvres complètes de Puccini voulue par Riccardo Chailly avec Manon Lescaut (1893), le premier très grand succès de Puccini, d’après l’Abbé Prévost. Il faudrait faire le compte des Manon Lescaut lyriques, chorégraphiques et cinématographiques et l’on serait étonné de la permanence de ce mythe littéraire qui a fleuri en Europe, citons pour faire vite à l’opéra Auber, Massenet (qui a même écrit une suite…), Puccini ou Henze.
La dernière production remonte à une vingtaine d’années, en 1998 dans une mise en scène de Liliana Cavani (moui…) dirigée par Riccardo Muti avec Maria Guleghina et José Cura, alors au faîte de leur gloire.
La production sera confiée à David Pountney (modernisme sans faire frémir) à qui l’on doit Francesca da Rimini cette saison et la distribution comprend Maria José Siri en Manon Lescaut, qui semble être une des voix favorites de cette maison depuis Butterfly et Francesca da Rimini, une voix effectivement solide, à laquelle je ne trouve pas grand caractère cependant…Son Des Grieux sera Marcelo Alvarez, qui fera sans doute son travail de ténor et Lescaut sera Massimo Cavalletti. Pour ma part, ni Siri, ni Alvarez ne sont des stimulants à passer les Alpes. Le seul véritable atout est Riccardo Chailly…
9 représentations du 31 mars au 27 avril. 

Ariadne auf Naxos (R.Strauss) NP

Opéra relativement rare à la Scala (dernières productions celle de 1984 venue de Munich dirigée par Wolfgang Sawallisch au temps où l’échange entre les deux théâtres était riche et celle dirigée par Giuseppe Sinopoli en 2000 dans une mise en scène de Luca Ronconi, reprise en 2006 par Jeffrey Tate) Ariadne auf Naxos revient dans une production de Frederic Wake-Walker, à qui l’on doit la production des Nozze di Figaro très discutée de 2016, qui succédait à 35 ans de règne incontesté de Strehler – dur dur -. Peut-être la fantaisie de l’œuvre de Strauss et son côté théâtre dans le théâtre lui conviendront-ils mieux. Alexander Pereira se fait doublement plaisir : il appelle pour ce Strauss l’un de ses chefs favoris, Franz Welser-Möst, un très bon technicien, très précis, très rassurant pour les musiciens, mais qui manque souvent de poésie et quelquefois de sensibilité. La distribution est dominée pour l’essentiel des représentations par Krassimira Stoyanova, qui illuminait le Rosenkavalier Salzbourgeois avec le même Welser-Möst et la Zerbinetta de Sabine Devieilhe (avril-mai), le compositeur qui sera sans nul doute magnifique de Daniela Sindram et le Bacchus de Michael König. Comme beaucoup de productions cette année, les dates s’étirent entre plusieurs mois (cette fois-ci d’avril à juin), et les deux représentations de juin seront interprétées par Tamara Wilson (Primadonna) et Brenda Rae (Zerbinetta) tandis qu’on trouve dans la distribution d’autres noms dignes d’intérêt, Markus Werba, Kresmir Spicer, Tobias Kehrer .
À propos, j’ai écrit plus haut que Pereira se faisait doublement plaisir parce qu’il s’est aussi réservé le rôle du Haushofmeister (!).
8 représentations du 23 avril au 22 juin.

Idomeneo (Mozart) NP
La dernière production d’Idomeneo à la Scala est celle de Luc Bondy, réalisée en un temps record pour l’inauguration 2005, la première de Stéphane Lissner. Elle a été reprise une fois en 2008-2009 dirigée par Muyng-Whun Chung.
Alexander Pereira appelle cette fois Christoph von Dohnanyi, le vétéran et c’est la principale attraction de cette production confiée à Matthias Hartmann, l’ancien directeur du Burgtheater de Vienne jusqu’en 2014. Une distribution solide, sans vraie star, avec dans le rôle-titre l’excellent Bernard Richter, l’Elektra de Federica Lombardi, l’Idamante de Michèle Losier et l’Ilia de Julia Kleiter ainsi que le grand prêtre de Kresimir Spicer.

8 représentations du 16 mai au 5 juin 2019

 

Die Tote Stadt (Korngold) NP
C’est la première production à la Scala de Die Tote Stadt, de Erich Wolfgang Korngold qui entre ainsi au répertoire de la Scala et c’est une très bonne nouvelle. La distribution en est excellente, dominé par Klaus Florian Vogt et Asmik Grigorian (la Marie du Wozzeck salzbourgeois la saison dernière qui avait tant frappé), complétée par Markus Werba et Kismara Pessatti.
La production est confiée à Graham Vick, un metteur en scène classiquement moderne qui plaît beaucoup dans la péninsule, et la direction musicale à un chef encore peu connu en Europe qui après une carrière américaine notamment au New York Philharmonic s’installe solidement sur le vieux continent (à Hambourg notamment), Alan Gilbert qui a fait ses débuts à la Scala en 2016 dans Porgy and Bess à la place de Nikolaus Harnoncourt, revient cette fois invité “ès qualités”. Une œuvre inconnue du public, c’est excellent pour débuter et ça évite les comparaisons. Connaissant le manque de curiosité du public de Milan, le remplissage de la salle n’est pas garanti.
7 représentations du 28 mai au 17 juin 2019.

I Masnadieri (NP)
La «jeune Verdi » Renaissance continue, après l’Attila d’ouverture voici l’encore plus rare I Masnadieri d’après Die Räuber de Schiller, qu’on vient de voir à Monte Carlo (voir l’article de Wanderer) et dans la même saison à Rome (voir l’article de Wanderer). Le rendez-vous scaligère est confié à David Mc Vicar, autre classiquement moderne aimé en Italie, mais surtout à la baguette du spécialiste de ce répertoire, Michele Mariotti, c’est là tout l’intérêt de l’opération parce que du côté distribution, à part le Massimiliano de Michele Pertusi, c’est un peu maigre, Carlo est confié à Fabio Sartori, et Francesco sera Massimiliano Cavaletti et pas d’Amalia annoncée…on pourrait espérer l’arrivée à la Scala d’Angela Meade…mais c’est peut-être trop demander.

Pour moi, c’est une opération « à moitié »…
7 représentations du 18 juin au 7 juillet 2019

Prima la musica poi le parole/ Gianni Schicchi (NP)
Étrange couple, inattendu que de mettre ensemble Salieri et Puccini, mais au fond pourquoi pas?  Tout est possible dans le monde de l’opéra.
La pochade de Salieri entre à la Scala dans une mise en scène de Nicola Raab à qui l’on doit la récente Francesca da Rimini de Strasbourg et dont le nom commence à tourner d’Helsinki à Valence en passant par Saint-Etienne, avec Ambrogio Maestri et sous la direction de l’excellent Adam Fischer.
Complète la soirée Gianni Schicchi représenté dans le cadre du Trittico (Chailly Ronconi) il y a exactement dix ans. Alexander Pereira pour avoir un nom à donner au public fait venir la production de Los Angeles signée…Woody Allen. C’est toujours Adam Fischer qui dirige (on connaît peu son Puccini), et c’est toujours Maestri qui est Schicchi (comme à Munich et un peu partout). Il sera entouré des jeunes de l’Académie de la Scala et ce sera pour eux un excellent exercice, avec un très bon chef.

6 représentations du 6 au 19 juillet.

 

Rigoletto (Verdi)
Pour la nième fois revient à la Scala Rigoletto dans la mise en scène de Gilbert Deflo, dont le seul intérêt est que ne dérangeant personne, elle dure aussi longtemps qu’elle peut. Créée en 1994 avec Muti, Alagna, Bruson  et Andrea Rost , elle a été régulièrement reprise, avec Nucci depuis 2001. C’est encore Leo Nucci qui officiera au milieu des jeunes solistes de l’académie et sous la direction d’un autre vétéran, Nello Santi, très apprécié par Alexander Pereira.
Une série tiroir-caisse, pour 9 représentations du 2 au 22 septembre 2019

 

L’elisir d’amore (Donizetti)
Même fonction de tiroir-caisse pour cette production de Grischa Asagaroff importée dans les bagages de Alexander Pereira en 2015. L’œuvre de Donizetti bénéficie d’une distribution très honnête, Rosa Feola dans Adina,  René Barbera dans Nemorino alternant en octobre avec Vittorio Grigolo, avec Massimo Cavalletti dans Belcore (on le voit si souvent cette saison qu’il a dû signer un contrat de troupe !) et Ambrogio Maestri dans Dulcamara, qu’on voit aussi sur toutes les scènes dans le rôle.
10 repr. Entre le 10 septembre et le 10 octobre 2019

 

Quartett (Francesconi)
Miracle à Milan : la reprise (!!!) d’une création mondiale de 2011 (alors dirigée par Susanna Mälkki), Quartett, d’après Heiner Müller (et Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos) avec les mêmes chanteurs, Allison Cook et Robin Adams. C’est le jeune et talentueux Maxime Pascal qui sera au pupitre dans la mise en scène de la Fura dels Baus (Alex Ollé). Ça vaut sans doute le déplacement…

6 représentations du 5 au 22 octobre

 

Giulio Cesare (Haendel) NP
L’événement est d’importance, Cecilia Bartoli qui désormais n’a plus rien à perdre, affronte le public de la Scala à nouveau après bien des années d’absence. Les imbéciles de service, bien connus des habitués l’ont huée violemment la dernière fois qu’elle apparut pour un gala. Ces imbéciles, jamais satisfaits et toujours grognons, combattent soi-disant au nom de l’art du chant et se prennent pour Zorro, à la différence qu’ils ne sauvent rien et gâchent la vie des spectateurs par leurs huées injustifiées (ils ont osé huer Mariotti dans Orphée cette année).
Il y a fort à parier qu’ils seront là, parce qu’ils vouent à la Bartoli une solide inimitié.
Ainsi donc c’est Giulio Cesare qui a été choisi, dans une nouvelle production de Robert Carsen et dirigée par Giovanni Antonini à la tête des forces de la Scala. La grande Cecilia a soigné son retour en Cleopatra et sera entourée d’une distribution étincelante : Bejun Mehta en Giulio Cesare, Sara Mingardo en Cornelia, Philippe Jaroussky en Sesto Pompeo pendant que Christophe Dumaux sera Tolomeo et Christian Senn Achilla.
À ne pas manquer, pour 7 représentations du 18 octobre au 5 novembre.

Die Ägyptische Helena (R.Strauss) NP
Faut-il une production en novembre alors que toute la maison a les yeux rivés sur la Prima du 7 décembre, et que répétitions et préparation  nuisent peut-être à la sérénité des artistes. C’est pourtant le choix qui a été fait de jouer jusqu’à fin novembre la dernière série de représentations.
Cette année, c’est une nouveauté, une entrée au répertoire encore une fois, d’un opéra de Richard Strauss peu connu, die Ägyptische Helena, dans une production à l’odeur salzbourgeoise en diable, signée Sven-Eric Bechtolf dans des décors de Julian Crouch et dirigée par Franz Welser-Möst, deux fois invité cette saison..
Au-delà du metteur en scène médiocre, un classiquement moderne version autrichienne, qui était le directeur du Festival de Salzbourg-Théâtre au temps de Pereira, l’œuvre mérite évidemment le détour et il est heureux de la voir à la Scala, dans un pur effet Pereira…
La distribution est plutôt séduisante et réunit Ricarda Merbeth, Andreas Schager, Eva Mei, Thomas Hampson et Attilio Glaser.
Vaudra sans doute le détour, pour 7 représentations entre le 9 et le 29 novembre.

Faisons nos comptes : Donizetti (1), Francesconi (1),  Haendel (1),  Korngold (1), Moussorgski (1), Mozart (1), Puccini (2), Rossini (1), Salieri (1) Strauss (2), Verdi (4)
Sur 16 titres, 10 sont de compositeurs italiens dont une reprise d’opéra contemporain, 11 sont des nouvelles productions dont 3 entrent cette année au répertoire. C’est un ensemble bien équilibré.
Du point de vue des chefs, on note outre Chailly, Welser-Möst, Mariotti, Von Dohnanyi, Gergiev, Gilbert, c’est la force de la Scala d’avoir toujours su attirer des chefs d’envergure, à la différence de Paris dont la politique en matière de chefs est « hors Jordan, point de salut ».
Les distributions gagneraient à être plus inventives et plus stimulantes, mais certaines œuvres sont très bien servies.
Au total, la saison, qui affiche quelques œuvres rares semble plus intéressante que les années précédentes. On pourra aller plusieurs fois à la Scala la saison prochaine.

OPÉRA DE PARIS: UN REGARD SUR LA SAISON LYRIQUE 2018-2019

La réflexion sur l’avenir à plus long terme de notre plus grande scène nationale ne doit pas cacher le regard sur le futur immédiat de la programmation. Le programme est paru depuis plusieurs mois, et notre regard est aujourd’hui moins sensible à la surprise et aux feux des réactions immédiates en bien comme en mal.
Au préalable, il me semble important de (re) poser un certain nombre de principes qui doivent gouverner la programmation de notre Opéra national.

L’Opéra de Paris, c’est deux salles qui sont chacune des grandes salles d’opéra : la seule jauge de Garnier est équivalente à la jauge de Covent Garden, la Scala, Vienne, Bolchoi et Munich. Le MET est la seule salle avec ses 3800 places qui dépasse largement cette jauge, avec les problèmes de remplissage que l’on sait actuellement.
Mais Paris a en plus une salle de 2700 places (Bastille) à remplir, c’est à peu près chaque soir en tout 4700 places à offrir, ce qui implique évidemment des dispositions de programmation particulières. On ne peut faire salle(s) pleine(s) chaque soir, et Jonas Kaufmann ne chante pas tous les jours…

Malgré toutes les critiques, c’est tout de même un exploit (quand on regarde les problèmes de remplissage d’autres salles européennes à commencer par la Scala) de remplir deux salles géantes. C’est en effet toujours un étonnement de ma part que Garnier soir considéré comme la « petite » salle, où l’on fait du ballet, quelques Mozart et du baroque, alors que la critique dans les années soixante-dix hurlait quand Liebermann programmait Così fan Tutte à Garnier (même avec Josef Krips en fosse) parce qu’une œuvre aussi intime allait être noyée dans ce grand vaisseau.
On ne peut programmer chaque soir Traviata, Bohème ou Le Lac des cygnes : l’opéra de Paris, comme grande institution publique est censée offrir au public une vision diversifiée du répertoire, modulant entre contemporain, classique, entre grosses machines et pièces intimes, entre mises en scènes « classiques » et « modernes », (j’emploie ces mots à regret parce qu’il n’y a que des mises en scènes bonnes ou mauvaises, mais ils traduisent la pensée de nombreux spectateurs) entre stars et moins stars, entre œuvres connues et moins connues. Autrement dit, tout et son contraire.
Ainsi les Directeurs généraux donnent un flanc facile aux critiques, parce qu’ils doivent naviguer (quels qu’ils soient) entre tous ces écueils.
Or si la Scala pourrait se contenter d’une douzaine de productions lyriques annuelles parce que c’est ce que son public très local peut supporter (elle en affiche quand même 15), Paris doit afficher au bas mot au moins une vingtaine de productions lyriques annuelles (20 exactement en 2018-2019) et les productions du ballet, mais ces dernières sont moins coûteuses puisque le ballet est géré par un système de troupe, alors que le lyrique est géré par le système stagione, dont les coûts de production sont plus élevés, évidemment.

Vingt-quatre productions annuelles, cela veut dire alchimie délicate entre tous les éléments rappelés plus haut, cela veut dire aussi quelquefois des distributions au kilo (plusieurs centaines de rôles à distribuer), cela signifie une alternance entre opéras avec chœur et opéra sans (ou avec peu de) chœur, pour permettre aux artistes des chœurs de travailler sans pression et en profondeur, de même pour l’orchestre qui doit avoir le temps  d’étudier les œuvres nouvelles qui entrent au répertoire ou qui en avaient disparu depuis belle lurette (Les Huguenots par exemple).

Or le système stagione auquel le public est habitué, exige son lot de nouveautés qui vont faire courir les foules, ce qui coûte le plus cher. Dans un système de répertoire, les nouveautés sont au nombre de 5 ou 6 par saison, mais à côté on peut puiser et reprendre avec des distributions variées jusqu’à 40 (à Munich) ou 50 productions (à Vienne) .
La reprise en système stagione doit être limitée (la Scala par exemple qui affiche peu de reprises traditionnellement, 4 pour la saison 2018-2019), motivée (titre pas affiché depuis longtemps, titre rare mais existant dans les réserves, ou titre alimentaire tiroir-caisse comme Bohème). Pour l’Opéra-Bastille, par le nombre même de représentations annuelles, la reprise (au ballet comme à l’opéra) est ce qui fait fonds de commerce et il faut saluer le travail d’Hugues Gall qui a eu pour objectif, tout au long de ses neuf années d’exercice, de constituer ce matelas de sécurité d’œuvres de répertoire qui vont permettre de reprendre des titres populaires, de reprendre des mises en scène de réserve suite à des échecs de nouvelles productions, bref de donner de la souplesse au système pour (normalement) limiter les coûts. Il reste qu’on a tourné le problème dans tous les sens et depuis longtemps à Paris comme ailleurs, énarques ou pas énarques, l’opéra est un art qui coûte cher, qui a toujours coûté cher depuis ses origines, et qui vit sur grand pied pour satisfaire le public. L’idée de réduire les coûts à l’opéra fait rire les poules comme disent les italiens, et déjà rentrer dans le budget imparti sans gabegie est un minimum dont on devrait se contenter. Et Paris coûte d’autant plus cher qu’il y deux salles importantes, à la technicité très différente et aux coûts de manutention et de maintenance importants, matériellement et humainement. Ce sont des données de départ qu’il faut accepter.

Dans ce cadre, la programmation de l’opéra de Paris en 2018-2019 affiche 20 titres (même si son programme annonce des titres de la saison 2019-2020), ce qui est déjà important (le MET en affichera 26 et Covent Garden 19) dont 7 nouvelles productions in loco et une à l’extérieur (MC93) et donc 12 reprises. C’est en outre la saison des 350 ans de l’Opéra (fondé en 1669 comme Académie Royale de Musique) : on se souvient que l’Opéra de Paris a une histoire, quelle surprise !

Tristan und Isolde (Wagner)
Reprise de la production de Peter Sellars, dont on connaît la qualité, production devnue culte, dirigée par Philippe Jordan avec Andreas Schager (Excellent choix) et Martine Serafin (moins intéressante), René Pape (Marke) et Matthias Goerne (Kurwenal). Pas de quoi se plaindre. (9 repr. du 11 sept au 9 oct à Bastille)

Les Huguenots (Meyerbeer) (NP)
L’opéra de Paris se souvient de son répertoire, Les Huguenots ayant fait les beaux jours de la maison pendant un siècle environ. La relative Meyerbeer renaissance (née en Allemagne) profite à Paris, qui depuis les années 80 n’a affiché que Robert le Diable (saison 1985-1985). La mise en scène est confiée à Andreas Kriegenburg (Le Ring de Munich, Die Soldaten à Munich Lady Macbeth de Mzensk à Salzbourg) qui met en scène pour la première fois à Paris, et la direction musicale à Michele Mariotti (sauf le 24 oct. Łukasz Borowicz) qui a triomphé à Berlin dans la même œuvre, très à l’aise dans ce répertoire. La riche distribution est conduite par Diana Damrau et Brian Hymel, et on trouve aussi Ermonela Jaho et Karine Deshayes, ainsi que ce que le chant français produit de mieux, Nisolas Testé, Cyrille Dubois, Florian Sempey et bien d‘autres. Pour son retour à Paris, il était temps, l’œuvre est bien défendue. Optimisme. 10 repr. Du 24 sept au 24 oct à Bastille

Bérénice (Jarrell) (NP)
Création mondiale de Michael Jarrell qui a écrit aussi le livret d’après Racine, au Palais Garnier, avec une distribution soignée comprenant Bo Skovhus, Barbara Hannigan Florian Boesch, Alastair Miles et Julien Behr le jeune ténor français sous la direction de Philippe Jordan, et dans une mise en scène de Claus Guth. Sur le papier, c’est remarquable, comme souvent les Premières mondiales…reste à savoir si des reprises sont programmées…8 repr. du 26 septembre au 17 octobre à Garnier.

La Traviata (Verdi)
Reprise pour la dernière fois de la production Benoît Jacquot (puisqu’est prévue dès sept.2019 une nouvelle production confiée à Simon Stone) sous la direction du jeune Giacomo Sagripanti, bien aimé à Paris (sept.oct) et de Karel Mark Chichon, qu’on voit beaucoup en Allemagne et peu en France (déc.) avec trois ténors qui rempliront sans problème la salle, Roberto Alagna, Jean-François Borras et Charles Castronovo, deux sopranos qui auront le même effet sur la fréquentation Alexandra Kurzak (sept.oct) et Ermonela Jaho (décembre), et trois barytons en grande carrière Georges Gagnidze, jusqu’au 17 octobre (moui pour ma part), Luca Salsi (4 représentations en octobre) et Ludovic Tézier qui remplira les salles en décembre. 17 représentations en sept., oct., et décembre à Bastille. C’est la série tiroir-caisse, – il faut sans doute compenser Bérénice pendant la même période – mais le spectateur n’est pas méprisé, les distributions prévues sont très attirantes.

L’Elisir d’amore (Donizetti)
Autre série de représentations qui devraient attirer le spectateur, l’œuvre de Donizetti reprise dans la mise en scène de Laurent Pelly (2006) pour la sixième saison, une opération économiquement rentable. Distribution dominée par Vittorio Grigolo (Paolo Fanale le 10 novembre ce qui est une très belle alternative) et Lisette Oropesa alternant fin novembre avec Valentina Naforniţă et complétée par Etienne Dupuis et Gabriele Viviani. Le tout dirigé par Giacomo Sagripanti cumulant ainsi Traviata et Elisir, soit une vingtaine de représentations. 10 repr. Du 25 oct. au 25 nov à Bastille.

Simon Boccanegra (Verdi) (NP)
Depuis les représentations de la production de Giorgio Strehler dans les saisons 1978 et 1979, c’est la quatrième production du chef d’œuvre de Verdi. Outre Strehler, au paradis des productions, Nicolas Brieger repris trois fois, et Johan Simons appelé par Mortier, avec des décors de Bert Neumann, qui n’a connu que la série de 10 représentations en 2006. Depuis, pas de nouvelle production.  Une reprise de la production assez radicale et ironique de Johan Simons n’aurait sans doute pas plu au public parisien et Lissner opte pour une nouvelle production confiée à Calixto Bieito. Certains diront « pas mieux »…mais Bieito s’est assagi notamment à Paris…
La distribution est évidemment dominée par Ludovic Tézier qui brillera dans un rôle fait pour lui, Amelia étant chanté par Maria Agresta dont les prestations n’ont pas toujours convaincu alternant pour deux représentations avec Anita Hartig (1 et 4 décembre). Mika Kares sera Fiesco, une des voix émergentes ces dernières années (les curieux pourront l’entendre dans Ferrando de Trovatore en début d’été 2018) et Francesco Demuro sera Gabriele, pendant que Paolo Albiani le traître sera Nicola Alaimo. Un cast qui à part Tézier n’est pas totalement convaincant. Mais au pupitre montera Fabio Luisi, qui est une garantie à la fois idiomatique et technique. A voir de toute manière. 10 repr. du 12 novembre au 13 décembre à Bastille .

La Cenerentola (Rossini)
Pour dix représentations entre le 23 novembre et le 26 décembre, à Garnier, l’Opéra trouve un de ses spectacles de fin d’année, dans la production de Guillaume Gallienne et les décors d’Eric Ruf, qui n’avait pas convaincu dans  sa première édition la saison dernière.
Depuis la création à l’Opéra de Paris en 1977 (mise en scène assez médiocre de Jacques Rosner), l’œuvre de Rossini a été servie par Jérôme Savary dans une production Gall toute fraîche venue de Genève (meilleure que la précédente), puis Nicolas Joel a proposé celle de Ponnelle (venue de Munich) pendant trois saisons qui n’est pas une de ses pires idées.

La production actuelle est le typique spectacle pour grand public, qui convient bien aux fêtes, avec un metteur en scène (?) connu et aimé pour ses qualités de comédien. Elle est confiée à la baguette consommée d’Evelino Pidò, avec une distribution dominée par Lawrence Brownlee et Marianne Crebassa (un vrai bonheur) un Alessandro Corbelli rossinien consommé en Don Magnifico, et deux solides promesses, Adam Plachetka en Alidoro et Florian Sempey en Dandini. Voilà qui est fait pour garantir la réussite d’une soirée de décembre. Il faudra attendre cependant pour une grande production.

Il primo omicidio (Cain) (Scarlatti) (NP)
Nouvelle production d’un répertoire baroque réservé à Garnier (pour 13 représentations entre le 22 janvier et le 23 février) et premier opéra de Scarlatti représenté à l’Opéra de Paris, qui fera courir non par passion trop longtemps réprimée pour le compositeur napolitain, mais pour la mise en scène de Roméo Castellucci toujours passionné par les mythes bibliques et la direction ô combien experte de René Jacobs. Avec une distribution spécialiste de ce répertoire, Kristina Hammarström (Caino) , Olivia Vermeulen (Abel) et Birgitte Christensen Thomas Walker Benno Schachtner Robert Gleadow. À noter dans ses tablettes.

Les Troyens (Berlioz) (NP)
Opéra symbole de l’Opéra-Bastille puisque le titre a inauguré la nouvelle salle en 1990 dans une mise en scène de Pier Luigi Pizzi et les inoubliables Grace Bumbry et Shirley Verrett. Il faudra attendre 2006 pour que Mortier importe de Salzbourg la belle production de Herbert Wernicke. Et c’est tout…
Alors on ne va pas bouder son plaisir : ces Troyens sont bienvenus, dans une production qui va sans doute provoquer des commentaires (amers ?) à cause de la production confiée à Dmitri Tcherniakov. C’est Philippe Jordan qui s’est réservé la direction musicale, qu’on espère plus colorée que le Benvenuto Cellini musicalement pâle de cette saison.
Distribution dominée par l’Énée de Brian Hymel, désormais titulaire référent du rôle depuis plusieurs années et par la Cassandre de Stéphanie d’Oustrac, à qui fera écho la Didon de Elīna Garanča. À leurs côtés une distribution de toute première importance, Stéphane Degout, Michèle Losier, Cyrille Dubois, quelques noms moins connus comme l’excellent baryton-basse américain Christian van Horn et le jeune ténor prometteur Bror Magnus Tødenes. Notons enfin un vétéran, Paata Burchuladze en Priam, basse vedette des années 80 et 90. 8 représentations du 22 janvier au 12 février (Bastille).

Rusalka (Dvořák)
Reprise de la production de Robert Carsen, qui remonte à l’ère Gall (2002), pour la quatrième fois et elle a toujours bénéficié de distributions notables. C’est le cas ici puisqu’on y entendra pour 5 représentations en février et mars à Bastille (tout plaisir doit être mesuré…) autour de la Rusalka de Camilla Nylund, son rôle fétiche, Klaus Florian Vogt, Karita Mattila, Thomas Johannes Meyer, Ekaterina Semenchuk, c’est à dire ce qui peut se trouver de mieux aujourd’hui. Et l’orchestre sera dirigé par Susanna Mälkki, qui confirme à chacune de ses apparitions qu’elle une des cheffes (?) les plus passionnantes du paysage musical. Il y aura peu de représentations, mais retenez cette reprise, elle vaut au moins musicalement le détour.

Otello (Verdi)
Reprise de la production de Andrei Șerban qui remonte à la dernière saison de Hugues Gall pour la quatrième fois. Finalement Otello n’est pas servi si souvent à l’Opéra de Paris, c’est depuis 1976 (Sir Georg Solti, Terry Hands, Placido Domingo et Margaret Price), la troisième production qui vient après celle de Petrika Ionesco qui aura duré deux saisons au tout début de l’ère Bastille (1990-91 et 1991-92).
Ce n’est pas une des meilleurs de Andrei Șerban mais ce n’est pas l’intérêt de cette reprise construite autour de l’Otello de Roberto Alagna qui chantera huit représentations en mars 2019 et qui naturellement (et justement) attirera les foules. Sa Desdemona sera Alexandra Kurzak (on n’est jamais mieux servi que par son épouse) et Iago Georges Gagnidze, un baryton qui ne m’a jamais convaincu. Plus intéressant le Cassio de Frédéric Antoun. L’orchestre sera confié à Bertrand de Billy.
Une reprise motivée par Roberto Alagna, seul véritable intérêt de la distribution pour 11 représentations en mars et avril dont les trois dernières (en avril) seront chantées par Aleksandr Antonenko, le professionnel du rôle, qui ne m’a jamais convaincu.

Die Fledermaus (J.Strauss) (NP)
Pour six représentations en mars 2019, l’Opéra coproduit avec la MC93 de Bobigny une version de chambre pour sept instruments (de Didier Puntos) de l’opérette de Johann Strauss confiée à Célie Pauthe qui dirige le Centre dramatique national de Besançon-Franche Comté, et aux chanteurs de l’Académie en résidence à l’Opéra de Paris, avec les musiciens de l’orchestre-Atelier Ostinato et le chœur Unikanti. L’intérêt serait que cette production tourne en France aussi.

Don Pasquale (Donizetti)
Deuxième opéra bouffe de Donizetti de la saison et reprise de la mise en scène de Damiano Michieletto qui va être créée à Garnier en juin-juillet 2018 pour marquer l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de cette œuvre. Nouveauté : à Evelino Pidò succèdera Michele Mariotti et la distribution sera sensiblement changée : à Nadine Sierra succédera Pretty Yende, à Lawrence Browlee Javier Camarena, à Florian Sempey Mariusz Kwiecień mais Michele Pertusi restera Don Pasquale. (Garnier, 9 représentations en mars-avril 2019)
À noter qu’on aimerait quand même voir à l’Opéra de Paris d’autres Donizetti, et notamment les « opéras des reines », et les œuvres créées à Paris en français ou non qui aillent au-delà de Lucia di Lammermoor. L’Opéra de Paris s’est timidement aventuré dans le vérisme, qui était un trou dans son répertoire mais bien peu dans le bel canto.

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) (NP)
Pour 7 représentations du 2 au 25 avril 2019, cette nouvelle production du chef d’œuvre de Chostakovitch est la troisième après celle d’André Engel présentée au début de l’Opéra-Bastille (1991-92 et 1993-94) et celle de Martin Kušej, venue d’Amsterdam en 2008-2009 pour la dernière saison de Gérard Mortier.
Après Munich (Kupfer), après Salzbourg (Kriegenburg), l’œuvre de Chostakovitch a l’honneur d’un metteur en scène à la fois à la mode et qui est en train de devenir mythe, Krzysztof Warlikowski, et d’un des très bons chefs familiers de répertoire, Ingo Metzmacher. C’est Aušrinė Stundytė qui sera Katerina Ismailova et l’entoureront l’excellent Dmitry Ulianov (Boris), John Daszak sera Zinovy, choix surprenant pour un spécialiste du rôle de Serguei, qui sera quant à lui chanté par Pavel Černoch, très bon ténor qui est lui aussi une surprise dans ce rôle. C’est d’autant plus stimulant, ils seront très bien entourés. À voir, évidemment.

Carmen (Bizet)
Reprise de la production Bieito, créée pour Paris en 2016-2017 après avoir fait le tour d’Europe (la production a une vingtaine d’années). Une production de bonne facture, qui change de la précédente, d’une rare faiblesse (Yves Beaunesne). Le regard sur le destin de Carmen à l’Opéra de Paris montre qu’on a eu des difficultés à trouver une production solide pour ce pilier du répertoire qui draine toujours un nombreux public,  comme le montrent les 14 représentations prévues entre avril et mai 2019. Le chef appelé est le très talentueux Lorenzo Viotti, un des phares des jeunes générations de chefs. La distribution est très attirante dominée par Anita Rashvelishvili, qui avec Elīna Garanča se partage la vedette dans le rôle dans les grandes scènes du monde, les dernières représentations à partir du 8 mai étant confiées à Ksenia Dudnikova. Deux Don José, Roberto Alagna assurera les quatre premières représentations, le reste étant confié à Jean-François Borras, ce qui n’est pas mal non plus. Escamillo sera comme la saison dernière Roberto Tagliavini et dans Micaela seront affichées Nicole Car et Anett Fritsch. Sans mettre en cause le talent de ces chanteuses, bien connues, on aurait peut-être pu trouver quelques Micaela françaises…
A priori une reprise évidemment alimentaire (comme toujours Carmen) mais qui propose un cast et un chef intéressants ).

 

Die Zauberflöte (Mozart)
Autre reprise alimentaire courant d’avril à juin à Bastille pour 12 représentations, cette reprise de la (bonne) production de Robert Carsen est intéressante dans la mesure où elle est confiée presque exclusivement à des voix francophones, preuve de la vitalité du chant en français : Tamino est Julien Behr, Pamina la jeune Vannina Santoni, Papageno Florian Sempey, Papagena Chloé Briot et Sarastro Nicolas Testé, et la reine de la nuit sera Jodie Devos. Les enfants en revanche seront des solistes des Aurelius Sängerknaben Calw, l’un des chœurs d’enfants les plus remarquables en Allemagne. Henrik Nánási dirigera les forces de l’Opéra, un très bon chef qui a montré naguère à la Komische Oper de Berlin qu’il avait bien en main la partition de Mozart.

Iolanta/Casse-Noisette (Tchaïkovski)
Première reprise du spectacle original mis en scène par Dmitri Tcherniakov accouplant comme à la création en 1892, Iolanta et le ballet Casse-Noisette reviennent dans une direction musicale du très bon Tomáš Hanus. Casse-Noisette est confié au chorégraphe Sidi-Larbi Cherkaoui qu’on ne présente plus, et la distribution de Iolanta est sensiblement différente de celle affichée en 2015-16, dominée par la Iolanta de Valentina Naforniţă entourée notamment de Dmytro Popov, Artur Ruciński, Ain Anger, Johannes Martin Kränzle, Vasily Efimov, autant dire un groupe d’excellents chanteurs.

Vaudra de nouveau le détour, pour 9 représentations en mai 2019 au Palais Garnier.

Tosca (Puccini)
Tosca a connu à Paris une production qui a duré de 1994 à 2012, soit 18 ans ce qui est exceptionnel dans cette maison, celle de Werner Schroeter créée sous l’ère (brève mais intéressante) Blanchard et qui été reprise aussi bien par Hugues Gall, Gérard Mortier que Nicolas Joel. Un exploit à saluer.
Cette production n’était pas très dérangeante, mais très correcte. La production de Pierre Audi qui lui a succédé en 2014 est moins intéressante et d’une rare platitude.
C’est cette production qui est reprise, pour 12 représentations à Bastille en mai et juin 2019, avec une distribution faite pour attirer les foules : Jonas Kaufmann en Mario pour 7 représentations le reste étant assuré par le ténor montant qu’on voit désormais un peu partout, l’argentin Marcelo Puente. Du côté des Tosca on note Anja Harteros pour 4 représentations en mai, puis Martina Serafin pour 6 représentations et Sonia Yoncheva pour deux malheureuses représentations les 1er et 5 juin (aux côtés de Kaufmann), deux Scarpia se succèderont, Željko Lučić d’abord aux côtés d’Harteros et Luca Salsi ensuite à partir du 29 mai. C’est Dan Ettinger qui dirigera l’ensemble de ces représentations purement alimentaires où l’on guettera les éventuelles annulations…

La Forza del destino (Verdi)
Reprise de la très médiocre production de Jean-Claude Auvray, créée sous l’ère Nicolas Joel qui fait suite à la production de John Dexter, pas très excitante non plus, qui était celle de l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris sous l’ère Liebermann puis Lefort,  car ce must de l’opéra verdien n’a pas été affiché entre 1981 et 2011…
Proposer la Forza del destino se justifie donc d’autant que la distribution évidemment intéresse avec Anja Harteros pour 4 représentations du 6 au 18 juin, à qui succèdera l’émergente Elena Stikhina. Željko Lučić sera Don Carlos di Vargas, tandis qu’Alvaro est confié au jeune américain Brian Jagde qu’on lance sur le marché (il faudra donc aller l’écouter), et tous deux pour l’ensemble des représentations. Ils sont entourés de Rafal Siwek (Padre Guardiano) Gabriele Viviani (Melitone) et Varduhi Abrahamyan (Preziosilla).

Bien sûr, c’est une reprise alimentaire, mais quelquefois le repas est bon, d’autant que l’orchestre est confié à Nicola Luisotti.

 Don Giovanni (Mozart) (NP)

Signe de la difficulté de trouver une production idéale du chef d’œuvre de Mozart où tant de metteurs en scène se sont frottés et ont échoué (un seul exemple, Chéreau à Salzbourg), on en est à Paris depuis 1975 à la septième production (dont une en version concertante). Même si la production d’Everding était médiocre en 1975, on évoquera en ancien combattant Margaret Price (Anna), Kiri te Kanawa (Elvira) Roger Soyer (Don Giovanni) José Van Dam (Leporello) Jane Berbié (Zerlina)…et l’orchestre de Sir Georg Solti…

Depuis, aucun souvenir marquant jusqu’à la production de Michael Haneke, qui est pour moi ce qui s’est fait de plus intéressant sur une scène d’opéra dans cette œuvre depuis longtemps.
C’est donc pour moi une erreur de Lissner de vouloir en changer. La production de Haneke gardait sa force et pouvait encore durer.
Si encore il était demandé à Ivo van Hove qui va assurer cette nouvelle production, l’ensemble de la trilogie Da Ponte, cela pourrait avoir un sens, mais puisque Cosi fan tutte a fait l’objet d’une nouvelle production d’Anna Teresa de Keersmaker la saison dernière, cela ne semble pas d’actualité.
Plus généralement, à part les fameuses Nozze de Strehler (et pour ma part – certains lecteurs vont hurler- la production de Marthaler à Garnier qui a duré le temps d’une rose) rien d’intéressant n’est sorti de l’Opéra de Paris en matière de production des opéras de Da Ponte/Mozart.

J’ai donc des doutes sur l’opération Don Giovanni, pour moi inutile, malgré Ivo van Hove, et sans lien avec une ligne de programmation réelle, même si on y ose une distribution jeune et stimulante, élément vraiment digne d’intérêt : Etienne Dupuis (Don Giovanni) Ain Anger (Commendatore) Philippe Sly (Leporello), Jacquelyn Wagner (Anna), Stanislas de Barbeyrac (Ottavio), Nicole Car (Elvira), Elsa Dreisig (Zerlina) et Mikhail Timoschenko  (Masetto).
L’orchestre est dirigé par Philippe Jordan, sauf le 13 juillet (Guillermo García Calvo). Pour 13 représentations à Garnier entre le 8 juin et le 13 juillet.

D’autres productions pour l’automne 2019 sont annoncées, mais considérons qu’elles appartiennent à 2019-2020 (Traviata, Les Indes Galantes, Madrigaux de Monteverdi, Prince Igor).
Au bilan, la saison 2018-2019 affiche : Wagner(1), Meyerbeer(1), Berlioz (1), Jarrell(1), Tchaikovski(1), Dvořák(1), J.Strauss(1), Puccini(1), Rossini(1) Chostakovitch(1), Bizet(1), Scarlatti(1) Donizetti(2), Mozart(2), Verdi (4).

C’est une saison qui présente  toujours un certain intérêt au niveau des distributions; au niveau des chefs cela reste contrasté, et au niveau des mises en scènes, les nouvelles productions affichent les metteurs en scène en vogue (Warlikowski, Tcherniakov, Van Hove, Kriegenburg, Castellucci, Guth, Bieito) sans chercher de nouvelles têtes ou des metteurs en scène remarqués ailleurs qu’on n’a pas vu à Paris (David Bösch, Tobias Kratzer, David Herrmann – Simon Stone débutera à l’Opéra de Paris la saison suivante dans Traviata- ).

Disons que dans l’ensemble, sans être un feu d’artifice, tout cela est très respectable, sans afficher de ligne claire cependant, notamment et malgré Huguenots, Troyens et Carmen, sur le répertoire historique de la maison (encore que Carmen ait été plutôt du répertoire de l’Opéra-Comique…), La Juive (Halévy, mise en scène Pierre Audi) et Louise (Charpentier , mise en scène André Engel) sont au répertoire, et pourraient mériter des reprises avec de nouvelles distributions car ce ne sont pas des spectacles détestables.

2 galas en outre célèbrent banalement les 350 ans de l’Opéra, l’un composé d’extraits de ballets et d’opéras, et l’autre affiche Anna Netrebko et Monsieur, c’est une originalité folle, merci d’avance pour ce moment.
Sans vouloir suggérer des choix aux professionnels de la programmation, une grande production d’un Lully eût pu être une manière de célébrer le lointain prédécesseur de Stéphane Lissner, il y a quelques 350 ans.

Des concerts complètent la programmation musicale, de nombreux concerts de chambre et récitals à l’amphithéâtre et au studio et deux concerts symphoniques dirigés par Philippe Jordan, un concert Bruckner (Symphonie n°8) le 19 octobre et Mahler (Symphonie n°3) le 30 janvier complètent cette programmation.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LE CERCLE DE CRAIE (DER KREIDEKREIS) de Alexander von ZEMLINSKY le 20 JANVIER 2018 (Dir.mus: Lothar KOENIGS, Ms en sc: Richard BRUNEL)

Haitang arrêtée et arrachée à son enfant ®Jean-Louis Fernandez

Dit la force de l’amour 

Il y a une vingtaine d’années, Zemlinsky n’apparaissait pas dans les saisons d’opéra, à de rarissimes exceptions près. La recherche assez récente de titres nouveaux qui puissent élargir le répertoire des maisons d’opéra a changé le paysage, aussi bien la Florentinische Tragödie (par exemple à Amsterdam en novembre dernier) que Der Zwerg (par exemple à Lille également en novembre dernier) sont assez fréquemment donnés, on a vu aussi à l’Opéra des Flandres la saison dernière le très rare König Kandaules.
C’est encore plus rare pour Der Kreidekreis (le Cercle de craie) dont à ma connaissance après la création à Zürich en 1933 et quelques présentations en Europe (De Stettin à Graz) à l’époque de sa création et après-guerre (1955, Dortmund) pas de traces de représentations, à part une reprise à Zürich en 2003 sous la direction d‘Alan Gilbert, dans une mise en scène de David Pountney avec Brigitte Hahn et Francisco Araiza entre autres, si bien que les représentations lyonnaises sont une création en France. Il faut donc une fois de plus saluer la politique de Lyon qui en quelques années a présenté une somme impressionnante d’œuvres rares ou inconnues

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Une œuvre étrange 

Ce Kreidekreis est une œuvre étrange, sur un livret du compositeur appuyé sur la pièce de Alfred Henschke dit Klabund (1925), elle-même inspirée d’une pièce chinoise de Li Qianfu (XIIIe siècle). L’œuvre de Zemlinsky est fortement politique et traite tout à la fois de la misère qui suscite l’oppression et contraint à la prostitution, de la corruption des juges, et d’une justice soumise aux puissants et dure aux petits, de l’appât du gain universel.
Mais elle traite aussi de la force de l’amour maternel, de l’amour en général qui modifie les êtres, et enfin de la grandeur du souverain, qui sait juger, « nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude » eut dit Molière (dans Tartuffe) : cette fin heureuse où le Prince Deus ex machina vient résoudre l’intrigue et (en plus) épouser l’héroïne est assez proche du final de Tartuffe, elle consacre un souverain évergète qui sait distribuer le bienfait et surtout démêler le bien du mal et le vrai du faux. Le conte est à la fois moral et politique, et Brecht va s’en saisir (il y a là du millet pour son serin) dans Le cercle de craie caucasien.

Le tribunal : Haitang (Ilse Eerens), Yü Pei (Nicola Beller Carbone et assis Tchao (Zachary Altman) et le juge (Stefan Kurt ) ®Jean-Louis Fernandez

Les deux parties sont musicalement  différentes, et la musique de Zemlinsky dont on dit souvent qu’elle est quelque part entre Puccini, Strauss, Wagner et Schönberg (une sorte de géographie impossible) prend cette fois des chemins de traverse. Si la deuxième partie fait songer à Chostakovitch, Puccini (Turandot) Strauss, et plus particulièrement le final  à Die Frau ohne Schatten ,  la première partie prend en compte (nous sommes en 1930-31) toute la musique des années vingt, aussi bien du côté d’Hindemith, voire de Schönberg (notamment dans leurs petites formes) que du côté du jazz et surtout de Kurt Weill, notamment dans la première scène (La maison de thé). Deux ambiances, deux univers celui plus symphonique de la deuxième partie et celui presque plus chambriste, fait de miniatures, de la première, comme si la musique de la première partie illustrait la vie fragmentée de la jeune héroïne Haitang (comme dans les vignettes des icônes ou des fresques de vie de saints, voire des miniatures de scènes du XVIIIe à la Pietro Longhi) en quatre moments, Haitang vendue par sa mère à Monsieur Tong, Haitang chez Tong séduit les clients,  puis un an après, Haitang chez Monsieur Ma, dont elle est la  deuxième épouse et enfin l’empoisonnement de Monsieur Ma au quatrième tableau, tandis que la deuxième partie (troisième acte) est une sorte de variation sur un jugement à rebondissements, une sorte d’anti-jugement dernier où seuls les corrupteurs et les méchants sont vainqueurs avec un juge (Tschou Tschou) sinistre à force d’être désopilant (rôle parlé confié à l’excellent Stefan Kurt)
N’ayant aucune référence sur cette œuvre, il faut faire confiance à notre imaginaire pour nous construire un univers : en tous cas, c’est une œuvre qui excite la curiosité par son développement et son étrangeté : un opéra qui alterne dialogues et chant, avec une fluidité dans les passages de l’un à l’autre qui évidemment nous éloignedes formes de l’opéra-comique par exemple et arrive à la modernité d’un « théâtre musical » avant l’heure.

Maison de thé (de tolérance) ®Jean-Louis Fernandez

L’histoire met donc au centre l Haitang, vendue par sa mère à Tong propriétaire d’une maison de thé (c’est à dire de tolérance…) parce que son père s’est suicidé, ne pouvant payer l’impôt demandé par le collecteur Monsieur Ma. Cette maison de thé, où les jeunes femmes s’appellent des Blumenmädchen et où le propriétaire Tong, s’est émasculé, rappelle évidemment le monde de Klingsor au deuxième acte de Parsifal: Aussi bien Klabund que Zemlinsky connaissent leur Wagner.
Dans la maison de Tong, la jeune fille excite le désir du jeune Prince Pao, qui en devient amoureux, et celui de Monsieur Ma lui-même, le potentat local : elle est mise aux enchères et c’est Ma qui l’emporte. La voilà donc aux mains de celui qui est cause de sa misère.
Elle finit seconde épouse de Monsieur Ma, qui, au contact de l’amour change totalement à son contact et passe du mal au bien. La jeune femme lui a donné un fils que la première épouse Yu Peï, n’avait pas été à même de lui donner. Cette dernière, écartée et jalouse, a pour amant Tchao, un secrétaire de tribunal fou d’amour et prêt à tout pour sa maîtresse. Sans enfant, Yu Peï sera déshéritée, et Mr Ma veut d’ailleurs la répudier.
Yu Peï va donc empoisonner le mari, en accusant la seconde épouse Haitang, et insinuant l’idée que l’enfant n’est pas d’elle, mais qu’elle-même en est la véritable mère.

Décor clinique de l’acte IIII ®Jean-Louis Fernandez

Le piège fonctionne si bien que tout le troisième acte, comme on l’a dit, constitue le procès, avec ses péripéties, ses témoins subornés, sa sage-femme achetée, son juge corrompu et pour finir la condamnation à mort de Haitang.
Au moment où elle va être exécutée (par injection létale), tout s’arrête (écran descendu des cintres montrant une nouvelle d’une chaine d’info:  l’Empereur vient de mourir et lui succède le Prince Pao (apparu comme rival de Monsieur Ma au début), qui arrête toutes les condamnations en demandant à juges et condamnés de se présenter à Pékin. Il reconnaît Haitang que, fou d’amour et de désir, il avait aimée (violée?) alors qu’elle dormait en croyant rêver. Il se retrouve donc à arbitrer entre les deux femmes et propose de tracer un cercle avec au centre l’enfant, les deux mères le tireront chacune de son côté et celle qui le portera à l’extérieur du cercle sera la mère. Haitang, ne voulant pas faire souffrir son enfant et lui faire risquer l’écartèlement, renonce pour que l’enfant ne souffre pas.
Le Prince décrète donc que c’est Haitang la mère, parce qu’elle a pris en compte la souffrance de l’enfant. Il se révèle à la jeune femme, propose de l’épouser et de reconnaître l’enfant (qui est peut-être de lui d‘ailleurs, mais l’histoire ne le dit pas, tout en le suggérant). Rideau.

De la fable au regard sans concession sur notre monde

Voilà un vrai conte de fées, une sorte de variation sur Cendrillon avant l’heure, que la production de Richard Brunel évacue au profit d’un récit continu, qui clarifie certes la trame et  en fait aussi une sorte de récit plus réaliste que la fable à laquelle on aurait pu s’attendre (option qu’avait au contraire choisie David Pountney à Zurich).
Les avantages de ce choix sont clairs, parce qu’ils rendent fluides une histoire qui ne l’est pas, avec un dispositif scénique à la fois imposant mais aussi paradoxalement léger de Anouk dell’Aiera, privilégiant les voiles (premier acte), les baies vitrées (deuxième et troisième acte), avec un écran vidéo projetant fleurs et pistils (lourdement symbolique …) et les déplacements assez fluides de structures blanches dans les beaux éclairages de Christian Pinaud qui atténuent quand même ce qui serait trop réaliste et déterminent plusieurs espaces qui partagent le plateau, avec des scènes parallèles, des personnages (nombreux) en arrière-plan, un jeu sur les différents plans (par exemple la maison de thé en trois espaces, l’entrée, la salle, et la scène, ou le troisième acte, plus unifié en deux espaces : la chambre d’exécution derrière une baie vitrée et la grande salle qui sert pour ceux qui assistent à l’exécution, puis aussi de tribunal et qui s’efface en espace circulaire pour l’épreuve du cercle de craie. Cet acte s’unifie donc en une sorte d’espace tragique unique dont le cercle lumineux rappelle étrangement l’orchestra des théâtres grecs.

Tong, propriétaire de la maison de thé ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel nous veut de plain-pied avec l’histoire, dont il évacue aussi la Chine, essentiellement présente au premier tableau, par quelques signes, (le maquillage de Tong, le propriétaire de la maison de thé et ses danseuses – des travestis – , ce qui renvoie à la Chine des concessions où la clientèle est occidentale) mais pas vraiment dans les costumes de Benjamin Moreau: il n’y rien de pittoresque qui renverrait à une Chine rêvée ou fantasmée sinon quelques touches : le drame qui se joue semble aller vers l’universalité d’un monde où le pauvre, ce salaud, est systématiquement écrasé par un système où l’argent fait tout.

Nicola Beller Carbone (Yü Pei) et Ilse Erens (Haitang) ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel a soigné la direction d’acteurs, très efficace, mais aussi les mouvements des personnages, les images aussi dont certaines ne sont pas dépourvues de poésie : l’apparition de la neige au troisième acte, du cheval chevauché par l’enfant sur fond de forêt tranche évidemment sur le décor clinique du tribunal-chambre d’exécution. Car le troisième acte a ce caractère terrible de dénonciation d’un système judiciaire qui conduit directement du jugement à l’exécution, – la première image est celle d’une jeune femme condamnée qui se débat, qui finit exécutée : par son aspect démonstratif elle annonce la suite de l’histoire. L’apparition de Pao fait disparaître ce qui glace et transforme l’espace (les cloisons s’effacent)à  en espace poétique (forêt lointaine, neige): on quitte le réel, mais la manière dont le décor s’efface en laissant la vitre de la chambre d’exécution au centre, plus longtemps que les autres éléments de décor, éclairée d’un vilain vert, nous avertit en quelque sorte de ne pas croire au rêve.

Adieu à la fable, adieu à la Chine, adieu à Brecht

Car le conte de fées, la fable de l’Empereur qui vient rétablir le bien et le vrai n’est justement qu’une fable, nous dit Richard Brunel, et après le final triomphant qui semble tout droit venu des dernières mesures de Die Frau ohne Schatten il laisse place à une dernière image où le rideau s’ouvre sur la baie vitrée et où le cadavre de Haitang est dévoilé sur la table d’exécution. Tout cela n’était donc qu’un rêve, comme le suggéraient cheval, forêt et neige, en contradiction avec la musique triomphale qui marque ce final et donc ressentie rétrospectivement comme illusoire, voire sarcastique.
L’histoire a sa logique  mélodramatique: la jeune femme victime de sa pauvreté est vendue deux fois, trouve un bonheur contrecarré par une première épouse jalouse, est accusée faussement d’assassinat et de vol d’enfant, puis jugée par une justice corrompue et véreuse, elle est condamnée et exécutée. N’en jetez plus ! L’accumulation de malheurs sur cette jeune fille finit par être lui-aussi irréaliste, dans la tradition des mélos du XIXe siècle, ou du néo-réalisme italien, à moins qu’il ne soit démonstratif ou didactique à la manière de Brecht.
Et c’est pourquoi l’option résolument anti-brechtienne de Richard Brunel, très bien rendue, me paraît peut-être discutable : il veut raconter dit-il une histoire d’humanité, de personnes, de situations : l’absence de références à la Chine dès le deuxième tableau conduit à une imagerie proche du téléfilm, esthétiquement et scéniquement et cela dérange, notamment dans les deuxièmes et troisième tableaux.
L’œuvre en revanche a un aspect didactique qui convient évidemment au dramaturge allemand qui en a fait une pièce de théâtre, et Zemlinsky en était proche : sa musique renvoie aussi à Kurt Weill et son histoire raconte l’histoire de la pourriture sociale qui rappelle Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny dont a dirigé d’ailleurs la première berlinoise au Theater am Schiffbauerdamm (l’actuel Berliner Ensemble) en 1931 au moment de la composition du Cercle de craie. C’est donc aussi un univers et une esthétique particuliers à laquelle la pièce renvoie, historiquement brechtiens, sur une thématique commune.

Acte II: Arrière plan Haitang et Ma, premier plan Yü Pei et Tchao

Brunel dit lui-même dans l’interview avoir dé-brechtisé le texte. Je défends suffisamment les metteurs en scène qui travaillent les livrets en soi et en dehors des contextes de création pour ne pas accuser Brunel de trahison, mais je me demande s’il n’a pas par son choix affadi et banalisé le propos qui devient presque un topos télévisuel, avec sa dénonciation de la peine de mort et des exécutions létales à l’américaine et à la chinoise (elles sont fréquemment pratiquées en Chine, y compris dans des camions itinérants spécialement aménagés), de la justice expéditive où le tribunal voisine l’échafaud ou son substitut. J’en prends aussi pour indice l’utilisation du cercle presque anecdotique, qui n’est cité que par le livret auquel il faut de toute manière obéir sans lui donner de vraie fonction sauf au final rêvé. Ce cercle apparaît donc au premier tableau, il est un marqueur pour le frère de Haitang qui inscrit un cercle sur la vitre de la maison de Ma pour signer l’arrêt de mort de Monsieur Ma, comme on marquait les maisons protestantes à la vieille de la Saint Barthélémy, ou comme ces signes de ralliement de sociétés secrètes. Le cercle est donc rappelé à divers moments sans vraiment être le centre du propos, et au troisième acte, le tribunal est un cercle autour duquel tous les protagonistes se retrouvent pour enfin, pendant l’intervention de l’Empereur devenir fonctionnel et devenir espace de jeu et espace de drame  ainsi la question du cercle est presque « évacuée » comme signe anecdotique d’une histoire qui est ailleurs, alors qu’il pourrait être l’unique espace scénique.
Si on apprécie l’effort de simplification de la trame et la rigueur du travail de Brunel pour lui donner une linéarité, et pour casser ces vignettes successives qui afficheraient des « scènes de la vie de Haitang », on peut regretter le côté roman noir (ou blanc vu la couleur du décor)  à peine compensé par quelques vrais moments de poésie. Et si on avait osé Brecht ?

Une direction très juste et un orchestre remarquable

Mais l’œuvre a aussi une structure et une musique qui ne disent à mon avis pas tout à fait ce que dit Brunel. Il laisse à la musique l’onirisme et se réserve en quelque sorte le réalisme, même avec des « trous » oniriques. La musique de la première partie notamment renvoie aussi bien à la musique de cabaret berlinois qu’à des œuvres plus chambristes. La direction irréprochable de Lothar Koenigs,  particulièrement familier de ce type de répertoire, sait valoriser les instruments singuliers, dans une approche d’une grande limpidité et presque légère au premier acte, faisant ressortir de cette musique tout ce qu’elle doit aux inventions des années 20, dont Weill, dont le jazz mais pas seulement : on y trouve la seconde école de Vienne, on y trouve Hindemith, on y trouve tout la foisonnement des inventions sonores de l’époque et les dernières mesures de l’acte II font penser à Mahler. Plus symphonique , et quelquefois un peu plus classique, la deuxième partie renvoie évidemment de manière plus marquée d’autres compositeurs pour un autre univers, on pense à la Turandot de Puccini, on pense aussi de manière fugace à Chostakovitch et à la fin, à Strauss, on l’a dit . Non que cette musique ne soit pas personnelle ou originale, mais elle est si inhabituelle et si peu connue que l’auditeur essaie de composer sa propre géographie musicale. Il reste qu’il y a des moments d’une très grande intensité et d’une grande originalité qui doivent évidemment beaucoup à l’expressionisme aussi. Le chef a su rendre à cette musique sa variété, sa diversité, son étrangeté aussi avec ses sons légèrement orientaux, tout en soulignant sa richesse et son originalité, une musique qui dans l’ensemble diffère de la production connue de Zemlinsky, et Lothar Koenigs a su aussi insuffler à l’orchestre un engagement qu’on identifie très vite, et à valoriser chaque pupitre, en grand coloriste.

Une distribution sans failles

Comme souvent à Lyon, une distribution solide, sans failles, homogène, équilibrée illumine la soirée, à commencer par l’ensemble de femmes sans conteste dominé par Ilse Eerens, qui est à l’image de son personnage d’apparence fragile et incroyablement solide. Un physique tendre, et une voix bien assise, contrôlée, puissante,  parfaitement posée, qui remplit la salle, avec une diction impeccable et un vrai sens de la couleur, nécessaire dans un rôle qui traverse des situations si diverses. Elle sait en effet être énergique voire agressive, mais aussi émouvante et tendre . Une voix sans aucun doute à suivre.
Nicola Beller Carbone est d’abord un personnage, on se souvient d’elle en comtesse de la Roche dans Die Soldaten de Zimmermann à Munich, mise en scène d’Andreas Kriegenburg. Elle promène dans Yü Pei sa silhouette filiforme et élancée, qui se déplie quand elle se lève, sur un plateau où elle s’oppose à la figure menue de Haitang. Son chant est tout dans l’expressivité, plus que dans la démonstration, elle est une interprète avant tout et soigne les couleurs et les variations de l’expression, avec de jolis accents. Et quelle démarche en scène ! quelle figure ! Et quelle justesse !
Moins marquante la figure de la gouvernante chantée par Hedwig Fassbender, un peu plus banale et passepartout, même avec de beaux aigus, tandis que la brève apparition de madame Tschang au premier tableau est marquée par la personnalité toujours forte de Doris Lamprecht, son expressivité et sa capacité à transmettre l’émotion et qu’on remarque avec plaisir la jeune Blumenmädchen qui intervient au début (Josefine Göhmann, du Studio de l’Opéra de Lyon).
Du côté des rôles masculins, domine le Monsieur Ma de Martin Winkler, un rôle qui permet de jouer sur les deux tableaux du bien et du mal, avec un souci éminent de la couleur, un véritable sens du texte (et une diction exemplaire, dans une œuvre qui l’exige à cause de l’alternance chant-parole qui doit être fluide et permettre de passer de l’un à l’autre presque insensiblement), et une expressivité si soignée et si évidente que l’humanité du personnage transfiguré par l’amour frappe à la fin du premier acte autant que le cynisme du premier tableau. Une belle performance qui rappelle que Martin Winkler, à la voix forte, au volume marqué, est l’un des grands barytons du moment doué d’un sens inné des rôles qu’il interprète.
L’autre baryton Lauri Vasar, dont la carrière explose, – il fut dans Lear de Reimann à Salzburg un Gloucester très remarqué et bouleversant-, était annoncé souffrant.  Il donne de Tschang Ling une humanité déchirée, très juvénile, avec une voix  pleine de relief, même si un peu voilée (la maladie ?) qui tranche avec la retenue de Haitang, deux personnages en quête de vérité dans un monde qui la leur refuse.
Troisième baryton, le Tchao de Zachary Altman, l’amoureux fou au timbre chaud,  avec la faiblesse inhérente à ce type de personnage prêt à tout pour servir l’être aimé, et aller jusqu’au meurtre pour affirmer le couple qui compose une sorte de Macbeth-Lady Macbeth au petit pied. L’interprète est juste, presque tendre et rend parfaitement la faiblesse qui conduit au meurtre et à l’abdication de toutes les valeurs, alors qu’il a la réputation d ‘incorruptible, avec en complément sa veulerie devant l’Empereur où il enfonce joyeusement sa bien aimée .
Stephan Rügamer est le Prince Pao ; le ténor, en troupe à la Staatsoper de Berlin où il joue souvent et avec grand talent les rôles de caractère, est moins intéressant dans ce rôle que la mise en scène néglige peut-être un peu. Un rôle qui se veut positif, mais même par amour (ou par désir) Pao abuse de Haitang dans son sommeil et participe donc  du système en renchérissant sur Ma. C’est d’ailleurs dans cette scène initiale où l’interprétation est la plus intéressante. Il est donc lui aussi dans ces hommes qui font de la femme une marchandise, au départ, mais il est transfiguré quand il revient comme Empereur où il ne peut plus que dire le vrai, le pouvoir peut aussi changer en bien : il dit le vrai sur le jugement du cercle, mais aussi en avouant avoir violé Haitang : en cette fin prévue par Zemlinsky, l’amour fait tout, amour filial mais aussi amour qui transfigure, Ma d’abord, Pao ensuite. La révolution par l’amour en somme. Rügamer arrive difficilement dans la scène finale à afficher la palette de couleurs requise par ce rôle ingrat (on le voit seulement au tout début et à la fin) parce que le flot musical du final ne lui rend pas la partie facile, bien qu’on l’entende bien.  Voilà un rôle qui semble fait pour un Klaus Florian Vogt soit dit incidemment…

Dans les rôles secondaires, on remarque le Tong de Paul Kaufmann assez bien caractérisé, avec la diction expressive d’un personnage coloré qui semble sorti tout frais d’un opéra de Brecht/Weill, pas assez caricatural encore peut-être ici, et enfin les deux coolies tout frais et très énergiques des jeunes artistes du studio Luke Sinclair et Alexandre Pradier.

Malgré mes réserves sur le parti-pris  de Richard Brunel, il restera le souvenir d’une production solide, bien réalisée, qui éclaire l’œuvre et qui devrait donner des idées à d’autres programmateurs, l’œuvre de Zemlinsky mérite de figurer au programme des grands théâtres. Encore une réussite de l’Opéra de Lyon, qui justifie plus que jamais les prix reçus en 2017.

Acte II: Lauri Vasar (Tschang Ling) en arrière plan derrière la fenêtre Zachary Altman (Tschao) et Nicola Beller Carbone (Yü Pei)

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LA CENERENTOLA de GIOACHINO ROSSINI le 28 DÉCEMBRE 2017 (Dir. mus. : Stefano MONTANARI; MeS: Stefan HERHEIM)

© Jean-Pierre Maurin

La plume enchantée

La plume et le livre

Le motif central de la magnifique production lyonnaise de La Cenerentola c’est la plume : la plume avec laquelle on écrit ou on compose, cette plume qui crée et suscite les situations, la plume qui manie comme on veut les personnages, comme la flûte ou le Glockenspiel chez Mozart arrêtent le cours des choses et agissent sur les personnages et enfin la plume qui dirige aussi l’orchestre et donc suscite la musique. C’est la plume de tous les enchantements.

© Jean-Pierre Maurin

Et cette plume, Stefan Herheim la fait tenir à Rossini, véritable démiurge du spectacle, Dieu le père (il prend la place de Don Magnifico) pendant qu’Alidoro est le fils qui gère les situations sur la terre, habillé en évêque pour les grandes occasions, mais aussi en diablotin avec sa perruque légèrement cornée et son frac rouge, un diablotin qui s’arrange (l’arte di arrangiarsi), qui fait du chariot de nettoyage le carrosse de Cendrillon, qui cout la robe de mariée, bref qui manipule, comme un gentil Mephisto des familles.

Le chariot à nettoyage devient carrosse © Jean-Pierre Maurin

L’autre matière emblématique, c’est le papier, la feuille volante sur laquelle Rossini compose la musique de la tempête, dans une sorte d’immédiateté d’une scène où d’un côté Rossini compose et d’un autre les personnages agitent fumigènes et outils de théâtre pour nous montrer que la tempête musicale que Rossini compose est forcément tempête de théâtre, forcément tempête de représentation, et il compose avec tant de vélocité qu’on comprend pourquoi La Cenerentola a été écrite en 24 jours…
Le papier, c’est aussi le livre, motif récurrent de cette production, le livre du conte de Perrault que la jeune femme de service trouve dès le début, avant même que la musique ne se déclenche, et qu’on va aussi voir se promener de scène en scène ou même dans les décors qui, en tournant, en font voir la tranche. Le conte et la partition, le récit qui fait rêver et son adaptation musicale, voilà les bibles de ce travail.

Thème et variations

Voilà une mise en scène à tiroirs qui fourmille d’idées, et qui pour l’occasion s’est trouvée le chef Stefano Montanari, qui en a embrassé la logique et qui lie la mécanique musicale à la mécanique scénique avec une précision d’horloger, tout en participant au spectacle, en donnant de sa personne, sur scène (début de l’acte II) ou dans la fosse.
Dans la longue liste des productions réussies à Lyon, La Cenerentola sans nul doute marquera fortement les esprits : c’est une réussite de public (100% de fréquentation) et une réussite éclatante tant musicale que scénique, avec des chanteurs qui ne sont pas tous rossiniens AOC mais tous engagés et impeccables dans la mécanique voulue par chef et metteur en scène : pour les deux protagonistes, Ramiro (Cyrille Dubois) et Cenerentola (Michèle Losier), c’est même une prise de rôle.

Même si le livret de Jacopo Ferretti ne suit pas l’original de Perrault notamment dans l’histoire de la pantoufle de vair devenue ici bracelet, et par la disparition de la fée remplacée par Alidoro (Ali d’oro= les ailes d’or, comme celles de l’ange gardien qui va tout mettre en place pour exaucer le rêve de Cenerentola), rôle difficile avec un seul air mais une présence quasiment continue en scène, Herheim travaille sur le conte et la déclinaison de son univers.

Cheminées en abîme © Jean-Pierre Maurin

La question du conte et de ses traditions, et des références qu’il suscite est en effet la racine de ce travail. Le décor affiche d’ailleurs des cheminées en abîme, à partir du cadre du scène, ces cheminées autour desquelles on raconte les histoires, et desquelles quelquefois surgissent les génies (ou le père Noël) : voilà le lieu du récit dont Herheim fait le théâtre du conte. Dès le départ les personnages surgissent du feu de l’âtre, mais dès que surgit Cenerentola, le feu de l’âtre se transforme en cendres grises. Joli…
Stefan Herheim aime à mettre en scène le compositeur qui voit son œuvre se réaliser sur la scène comme un démiurge, il l’a fait de manière plus ou moins heureuse dans Lohengrin à la Staatsoper de Berlin, dans La Dame de Pique de Tchaïkovski à Amsterdam, mais aussi dans Die Meistersinger von Nürnberg à Salzbourg et Paris, il importe peu qu’il paraisse répéter une idée exploitée ailleurs car cette fois-ci, c’est totalement réussi et convaincant : l’idée est presque…rossinienne tant le cygne de Pesaro était facétieux et tant il est l’inventeur de d’univers diversifiés à partir des pièces de théâtre du temps, à travers les récits enchanteurs du Tasse et dans toutes ses œuvres comiques , il cambiale di matrimonio – première œuvre représentée (en 1810) – est une « farsa comica »…. Un Rossini comme deux ex machina, comme Dieu le père sur son nuage, démultiplié dans le chœur d’hommes (géré un peu comme chez Jean-Pierre Ponnelle à qui Herheim rend un hommage discret), qui se glisse dans Don Magnifico (le père, justement) et quel joli jeu que de faire que Magnifico soit Rossini, ou que Rossini soit justement magnifico).

La musique créatrice de monde

Mais si la production tournait autour de cette seule idée, ce serait bien pauvre et assez commun : au-delà de Rossini le démiurge, l’idée suggérée est celle de la musique qui crée le rêve et qui l’illustre, qui crée le monde en quelque sorte.
Le propos est très clair, le rideau s’ouvre dans le silence, avec sur scène une femme de service avec son chariot sur qui tombe du ciel (où Rossini veille) le livre de Perrault, qu’elle se met à lire mais Rossini essayant de lui faire enfiler la pantoufle de vair n’y arrive pas, alors il faut trouver autre chose et faire partir un rêve (qui est variation sur le conte, puisque pantoufle oblige, le conte ne marche pas tel que) en même temps que part la musique.

À la fin de l’opéra, la jeune femme qui a rêvé son triomphe, qui se retrouve seule et victorieuse, quand tous les personnages ont disparu, quand les cheminées se sont évaporées, quand la musique s’arrête, retourne au silence, au vide initial, et  à son travail. C’est donc la musique qui crée le monde, qui suscite l’enchantement, qui crée le rêve, qui fait bonheur : voilà la leçon de ce travail qui est sur la musique et sur le théâtre, sur le moment théâtral qui est instant plus réel que la réalité.
De cette histoire de rêve qui est rêve de jeune fille, va procéder toute une série de variations sur le personnage et ses relations avec l’entourage qui tranche avec le conte et qui justifie l’appellation dramma giocoso et non opera buffa: nous ne voyons pas Cenerentola en direct, mais à travers le prisme de ce rêve et du caractère, non de Cenerentola, mais d’Angelina, la jeune fille sur qui est tombée le conte. C’est la lectrice qui recrée son monde, et Cenerentola n’est que son avatar.

Une Angelina qui adapte le conte à son caractère

C’est ainsi que le spectateur habitué à l’œuvre de Rossini a-t-il la surprise de découvrir une Angelina décidée, jamais victime ou pleurnicharde, au caractère trempé et assez manipulatrice, qui sait s’imposer, qui sait conquérir, qui sait aussi séduire, en bref un personnage qui se détache du conte pour entrer dans l’histoire d’un être, qui se construit et se projette avec un sacré caractère : au final c’est elle qui s’assoit sur le trône, qui décide, et qui aussi fait disparaître tous les personnages – compris le Prince, qui fut marchepied-  pour rester seule en scène, un coup d’Etat en quelque sorte. Et Michèle Losier est intéressante dans cette perspective parce qu’elle n’a jamais chanté Rossini, et que son chant n’en a ni la tradition, ni les clichés. Aussi peut-elle chanter de cette voix décidée, aux aigus dardés et puissants, sans trop de mignardises ni trop de sucre. Elle garde une certaine acidité et c’est tout à fait cohérent avec la mise en scène, mais aussi, on le verra avec le chemin choisi par la direction musicale.
C’est aussi une Cenerentola qui ne pardonne pas, ou qui fait mine de pardonner, le pardon formel qui est dû à l’histoire et à son sous-titre (La Bontà in trionfo) mais comme on dit, elle garde visiblement un chien de sa chienne des humiliations reçues, comme Cenerentola et comme femme de service. Nous sommes donc face à une Cenerentola second degré, qui s’habille du conte mais dans une couleur qui lui est propre : c’est un destin qui n’appartient qu’à elle qu’elle construit : on est bien dans le dramma giocoso.
Du même coup, les autres personnages procèdent aussi du rêve de la jeune femme :

  • Alidoro est le bon génie qui la protège, c’est en quelque sorte le fils de Dieu le père (Rossini), mais c’est aussi pour la jeune fille celui qui l’aide à manœuvrer pour vaincre, en ce sens il est un petit diable, et sa coiffure cornée déjà évoquée plus haut et son frac rouge sont ceux d’un Mephisto souriant. Ainsi Alidoro a-t-il deux identités : face à Rossini Dieu le Père et face au prince, il est l’évêque, l’homme de religion, et face à Angelina, il est le bon petit diable.
  • Le père, Don Magnifico est aussi lui aussi bi-face : il est ce père ruiné qui rejette Cenerentola, comme la tradition l’exige, mais il est aussi le père ou la figure de « la paternité », en ce sens, Angelina cherche à s’en faire aimer, au moins à s’en faire regarder et cherche à le circonvenir pour qu’il lui permette d’aller au bal, et il est Rossini-le-père dont il revêt les atours, comme si Rossini se glissait dans le personnage pour faire avancer son histoire et en atténuer les effets.
  • Rossini justement est partout, il est au ciel, il est ange avec ses petites ailes, il est ce Magnifico (Rossini il magnifico …) ce méchant des contes, il est aussi démultiplié à travers le chœur des servants (lointain souvenir de Ponnelle) qui sont tous des Rossini : c’est lui le démiurge, c’est lui le créateur qui crée ses créatures à son image. C’est…le compositeur et le monde de la scène n’existe que par lui ; hors de lui, hors de sa musique, tout s’écroule.
  • Ramiro le Prince même n’a pas le même profil que dans les représentations traditionnelles, où il est un peu en retrait, personnage plus éthéré et moins affairé, entraîné par Dandini ou par Alidoro. Ici, le Ramiro de Herheim est, grâce à Cyrille Dubois dont sa formidable vis comica en fait un personnage plus actif, plus décidé, moins timide (il cherche très vite un baiser d’Angelina), qui remplit vraiment la scène, il chante bien sûr, mais il danse, mais il virevolte, même si à la fin, il disparaît avec les autres quand Cenerentola a atteint son but.

Les autres personnages sont plus conformes, à commencer par Dandini, auquel Nikolay Borchev donne une vraie présence, jamais vulgaire, toujours élégante, mais avec ce presque rien d’excessif qui rend la supercherie lisible, une vraie construction qui fait de Dandini le personnage de toujours, certes, mais avec quelque chose de plus qui le rendrait presque digne d’être prince.
Les deux sœurs sont parfaitement dans la tradition, bien incarnées par Clara Meloni et Katherine Aitken, les pestes habituelles, très délurées.
Ainsi Herheim dose-t-il son regard sur les personnages : ceux qui sont directement nécessaires à Cenerentola, en prise directe avec son destin, procèdent de sa propre construction et de son propre désir, et ceux restent dans la tradition pour que l’histoire se déroule quand même conformément aux désirs de Dieu le Père (Rossini).

Cenerentola et ses références

Mais on lit aussi dans ce travail un regard souriant sur la tradition de la représentation de cette histoire, où bien peu ont lu Perrault mais où tous ont vu Disney : le château au fond est évidemment celui des contes de Disney dont on voit à Disneyland, Disneyworld ou Eurodisney la reproduction, et cela suffirait à marquer l’évocation, mais certains mouvements sont pris au dessin animé ainsi que l’utilisation de la vidéo : la fumée des cheminées qui devient fleurs puis cœur lorsque le Prince et Cenerentola se rencontrent est digne de dessins animés. Mais l’univers onirique des albums pour enfants n’est pas bien loin non plus.
Autres éléments et trouvailles, les allusions à la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle (créée au Mai Musical Florentin de 1971, puis à la Scala et à Munich en 1973) et encore visible à la Scala et à Munich, devenue la référence désormais historique de l’histoire de l’œuvre au XXe siècle, se lisent on l’a vu à la fois dans la manière de gérer le chœur, et aussi au décor, ces escaliers de bois qui semblent descendre de masures, où Ponnelle référait clairement aux livres d’images du XIXe .

Un univers qui renvoie au baroque© Jean-Pierre Maurin

Enfin Herheim installe ce Rossini dans le sillon des univers baroques, le nuage, les transformations,les costumes sont des renvois clairs à un univers que les opéras de Rossini vont clore au début des années 1820.
Les costumes d’ Esther Bialas mélangent habilement XVIIIe et XIXe, ils sont atemporels avec une touche de fantaisie dans le sens où ils renvoient à des histoires lointaines où le rêve mélange les époques pour construire sa « réalité » propre.
Ce qui frappe aussi dans ce travail, c’est une conduite d’acteurs précise, rythmée, avec un vrai tempo qui colle à la musique, et qui rend l’ensemble incroyablement vivant, parce que la distribution fait troupe, avec une vraie cohésion d’ensemble.

Vers le final © Jean-Pierre Maurin

Une direction musicale en prise directe avec le plateau

Musicalement nous sommes aussi à la fois de l’esprit Rossinien, mais avec une approche un peu différente : Stefano Montanari impose un tempo qui accompagne la scène et colle au rythme du travail de Herheim de manière quasiment métronomique, il y a là pulsions, vivacité, et un son qui colle à l’acoustique sèche de Lyon. Montanari vient du baroque et use peu du rubato, il est toujours un peu tendu, et ici son tempo n’est pas toujours aussi rapide qu’on pourrait imaginer (par référence à d’autres travaux qu’il a dirigés à Lyon et à d’autres modèles pour Cenerentola). C’est une approche assez originale qui produit un son par moments assez « rustique », d’autre fois très lyrique, souvent très spectaculaire, comme la tempête impressionnante sans trop « casser les oreilles », avec des bois magnifiques (ce moment si cher à Rossini qu’il a pris des tempêtes baroques et qu’on retrouve ailleurs, jusqu’à Guillaume Tell…) mais qui garde toujours beaucoup de raffinements. À ce propos, signalons la manière dont il accompagne le sextuor Che sarà, che sarà/Questo è un nodo avvilupato…qui n’a jamais de lourdeur caricaturale, notamment l’insistance exagérée sur les r roulés de gruppa et raggruppa et qui est un vrai bonheur.
Signalons au passage enfin le continuo élégant de Graham Lilly.
Ce Rossini ne pétille pas forcément comme du Champagne (c’est ce qu’on dit toujours sur Rossini, notamment quand il est dirigé de manière conventionnelle) mais se boit comme un merveilleux vin de dessert, un Vin Santo par exemple. Il y a une couleur quelquefois mélancolique (la couleur des bois excellents au début de l’ouverture par exemple) et pas seulement celle de la bonne humeur, c’est un travail raffiné et très théâtral et l’orchestre de l’opéra de Lyon répond avec bonheur, sans scorie aucune, aux sollicitations du chef qui devient l’un des plus demandés en Italie dans la très riche nouvelle génération. Avec Rustioni et Montanari comme chefs de référence, l’orchestre de l’Opéra de Lyon est bien chanceux. Il est bien chanceux aussi avec un chœur très bien préparé par Barbara Kler : on ne dira jamais assez le saut de qualité de ce chœur en cinq ou six ans.

Une distribution homogène et toute engagée

La mise en scène et la direction dans leur rythme construisent l’homogénéité de la distribution, très engagée dans son ensemble et parfaitement en phase avec le style voulu.
Les deux sœurs Clorinda (Clara Meloni) et Tisbe (Katherina Aitkin) sont des figures parfaites, dans la grande tradition, vocalement, elles montrent une belle projection et une vraie présence, mais avec quelques âpretés dans l’aigu, un peu acide notamment dans les ensembles des scènes finales.
Simone Alberghini (Alidoro) est un chanteur rompu au style rossinien, ce qu’il démontre dans son unique air « Là del ciel nell’arcano profondo » où l’on reconnaît ses qualités de souplesse, d’agilité et sa précision, et de beaux graves même si le timbre semble avoir un tantinet perdu de son bronze et de son éclat. Il reste que nous sommes là dans de la belle ouvrage.
Renato Girolami, le seul qui ait participé aux représentations d’Oslo en février 2017, est un Magnifico lui aussi parfait exemple de style traditionnel de chant rossinien, avec l’expressivité voulue, avec la couleur et la dynamique voulues.  La voix n’a pas l’éclat ni les aigus d’autres basses rossiniennes, mais elle en a la présence, elle en a la dynamique et l’agilité, et convient parfaitement à l’espace de l’Opéra de Lyon, d’autant que l’acteur est formidable, étourdissant de variété dans la logique de la mise en scène, changeant sans cesse d’habits et de perruques parce qu’il est aussi Rossini, le Père dans toutes ses acceptions. Une jolie performance très idiomatique.
Nikolay Borchev est Dandini, timbre chaud, présence forte, il chante avec style (dans le duo un segreto d’importanza avec Magnifico, comme il dit Son Dandini il cameriere… en imitant Figaro) , avec beaucoup d’élégance et donne au personnage une allure quelquefois plus noble qu’habituellement, notamment intéressant dans la manière dont il est renvoyé à ses chères études par son maître où discrètement est suggérée une sorte de parenté des destins entre lui et Angelina.

Renato Girolami, Michèle Losier, Cyrille Dubois © Jean-Pierre Maurin

Cyrille Dubois est étonnant dans Ramiro, dont il donne une image très active et très engagée, moins timide et moins pataud que dans certaines productions. J’(avais émis des réserves sur son Belmonte, ici aucune réserve et même beaucoup d’admiration : Sa présence scénique, sa personnalité comique, sa manière d’embrasser tous les aspects de la mise en scène en font déjà un Ramiro de premier rang, un Ramiro qui existe, et ils ne sont pas légion.
Mais c’est aussi vocalement qu’il étonne. Il n’a pas cette émission nasale de certains ténors rossiniens et la voix est directe, franche, bien projetée, le texte est clair, la dynamique est là, l’agilité aussi. Il compose un Ramiro moins conventionnel, hors des schémas habituels, et surtout il est à l’aise avec les redoutables aigus en introduisant même des variations (dans si ritrovarla lo giuro, la cabalette du 2ème acte) qu’il affronte et tient sans difficulté. Un grand répertoire belcantiste s’ouvre à lui, on pense même à certains Meyerbeer pour lesquels manquent les ténors français. Magnifique.

Michèle Losier et Nikolay Borchev © Jean-Pierre Maurin

Michèle Losier affrontait aussi Cenerentola pour la première fois. Elle aussi embrasse la mise en scène et le personnage avec beaucoup d’engagement, de finesse, en en rendant les aspects émouvants mais aussi son côté « gentille peste » très original.
Elle n’a pas la poésie que d’autres ont mis dans le personnage (Von Stade ou Berganza) elle n’est pas effrontée et capable de n’importe quelle acrobatie vocale comme la Bartoli, je parle là de mes références, mais elle est une Angelina très personnelle. Le timbre est sombre, la voix est puissante, avec peut-être un petit problème d’homogénéité dans les passages quelquefois, mais elle a la fluidité, la dynamique et les agilités remarquables dans « Non più mesta… » la fameuse cabalette finale, avec-être des aigus trop dardés qui surprennent et des variations pas forcément très heureuses, il reste que sa Cenerentola, elle aussi hors des schémas habituels, passe magnifiquement.
Cependant, au-delà de sa très belle prestation, j’ai tellement aimé jadis son Ascanio de Benvenuto Cellini que je la vois peut-être mieux dans des rôles de travestis, ou de mezzos plus graves du bel canto quune Angelina vocalement toujours un peu sur le fil du rasoir, pour des voix plus hybrides. Affaire de goût, mais franchement, mes réserves d’enfant gâté sont menues…

En conclusion…

Au total, seuls les hérons de l’opéra, je veux dire les éternels insatisfaits, voire les pisse-froid, pourraient émettre des réserves sur ce spectacle éblouissant, qui est l’une des Cenerentola les plus réussies de tout mon parcours lyrique, toutes références confondues, même si évidemment, je garde Abbado-Berganza/Von Stade irréductible au fond de mon cœur. Mais au-delà de cette légende, je ne vois pas beaucoup de productions qui aient atteint ce degré d’homogénéité, d’intelligence, de perfection scénique et musicale.
Lyon couronne alla grande son année 2017 qui l’a hissée au sommet des salles d’opéra. mais on regrette qu’un tel spectacle n’ait pas été repris en vidéo ou par Arte pour les fêtes…

La tempête © Jean-Pierre Maurin

HARO SUR LE REGIETHEATER (1) AUX RACINES DE LA MISE EN SCÈNE

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Deux longs textes, qui essaient de faire le point de manière un peu approfondie sur la question toujours très discutée de la mise en scène à l’opéra, de son sens, et de la manière dont au milieu du XXème siècle on a commencé non à penser à cette question – la question dramaturgique est débattue depuis les origines-, mais à donner au metteur en scène ès qualité une place de plus en plus éminente dans le spectacle d’opéra. En témoigne un récent article dans Les Echos[1].
Il n’est pas question ici de commenter telle ou telle mise en scène, mais d’essayer, au-delà des noms, de réfléchir aux raisons (qui viennent de loin) de l’arrivée des metteurs en scène, notamment ceux venus du théâtre, dans le monde de l’opéra, et à ce que signifie « Regietheater », un terme générique dont on affuble toute mise en scène tant soit peu « actualisée », alors que la question est vraiment bien limitée dans le temps. Car si l’opéra est l’art qui s’ouvre le plus tard à la mise en scène, il est aussi paradoxalement celui qui à travers les réflexions de Richard Wagner, amène historiquement la question de la mise en  scène à la fin du XIXème sur la scène du théâtre parlé. C’est ce parcours complexe, ici forcément simplifié que le premier texte veut éclairer.

Le deuxième texte s’interrogera sur les questions de réception du théâtre «  de mise en scène », sur les contradictions et les ignorances souvent du public traditionnel d’opéra, et sur certaines idées reçues qui ont la vie dure à travers l’exemple du “Regietheater”.

 

Aux racines de la mise en scène

La production de Don Carlos par Krzysztof Warlikowski a été abondamment huée à la Première par le public de l’opéra de Paris, jamais en reste en la matière. Et toujours çà et là lit-on des remarques peu amènes sur le rôle excessif des metteurs en scène à l’opéra. La popularisation de la question de la mise en scène à l’opéra est récente, et remonte tout au plus aux années 1950, auparavant, elle restait peu ou prou question de spécialistes et de théoriciens. Cette question s’est posée auparavant au théâtre parlé, – le mot apparaît au début du XIXème – et dès la fin du XIXème avec André Antoine poursuivie en France par Jacques Copeau, Louis Jouvet, Antonin Artaud et d ‘autres, Bertolt Brecht en Allemagne, Meyerhold en URSS, mais provient des mêmes sources, à savoir essentiellement les réflexions de Richard Wagner sur la représentation du drame musical, notamment (mais pas seulement) dans Opéra et Drame et Une communication à mes amis, ouvrages qui remontent au début des années 1850, que les premiers théoriciens de la mise en scène ont lus.

Si la réflexion dramaturgique sur le théâtre est ancienne (elle remonte en France au XVIIème et traverse le XVIIIème), la question de la représentation globale et organisée du drame n’a pas deux siècles.

La question de l’espace

  1. Le drame et la scène

Les réflexions dramaturgiques de Richard Wagner ont recentré la question du drame musical autour de trois notions :

  • L’espace
  • Le texte
  • La musique

La question de l’opéra se limitait jusqu’alors à la musique et au chant, le reste étant exclusivement fonctionnel : la notion d’espace existait peu sur des scènes aux décors peints éclairés à la chandelle, et le texte était issu d’un livret qui servait souvent à plusieurs opéras sans que son importance ne soit toujours déterminante au niveau littéraire.

Wagner était au contraire profondément persuadé que la question du texte et la question du drame étaient liées, et que la nature du texte déterminait la nature de la musique (cf Meistersinger), et que le tout devait faire théâtre, d’où sa volonté de construire un théâtre inspiré des formes antiques où le regard était concentré sur la scène, avec un texte audible et clair, et où la musique le laissait entendre clairement. Ne distraire en rien le regard de la scène, c’est bien le credo réalisé à Bayreuth. Ainsi le débat fameux immortalisé par Capriccio de Strauss prima la musica ou prima le parole en prend-il un sérieux coup : c’est l’ensemble qui fait drame musical.
Cette vision wagnérienne se dressait contre une vision de l’opéra conçu comme mondanité et distraction où les théâtres étaient d’abord des lieux de rencontre sociale, où certaines loges ne permettaient pas de voir la scène mais la salle, et où sur scène prévalait la performance individuelle plus que l’économie générale du drame.

Déjà Gluck en son temps avait remis en cause la notion de performance du chanteur, et l’histrionisme qui consistait à satisfaire la soif d’acrobaties vocales du public, et l’ère du bel canto au XIXème continua la tradition.
Le théâtre de Bayreuth qui concentre le regard sur la scène et qui ne le distrait pas par des décorations chargées et des dorures excessives, prépare un théâtre de mise en scène, où la représentation du drame (=ce qui se passe) est centrale : c’est ce que dit la notion de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale où chaque élément (musique, texte, scène) compte. D’ailleurs, les salles d’opéra construites après 1950 sont des salles à vision essentiellement frontale, même si aucune salle n’a adopté la fosse invisible (c’était prévu initialement à Bastille, mais cela a fait long feu). La présence de la fosse d’orchestre avec orchestre visible est une concession au rituel de l’opéra où le chef et l’orchestre font aussi spectacle. Wagner a été plus radical, et a fait de la musique un accompagnement du drame, selon un principe très vite adopté par le cinéma.

2. La scène et les évolutions techniques

À ces considérations rapides s’ajoutent un point que l’on oublie quelquefois : les progrès techniques ont été sans cesse déterminants pour changer les conditions de représentation des spectacles. Il est clair que les progrès de l’éclairage, au gaz d’abord, puis à l’électricité ont amené à se poser différemment la question du noir en salle (Antoine) et la question de l’espace scénique et notamment d’un espace non plus à deux dimensions, mais à trois, un espace où l’éclairage devenait l’habillage essentiel, mais aussi un espace d’évolution des acteurs qui par sa nature même, permettait la tridimensionnalité. C’est déjà évident dans les propositions d’Adolphe Appia (déjà à la fin du XIXème), ce sera popularisé par Wieland Wagner à l’opéra.
À l’opéra, la toile peinte et l’illusion du trompe l’œil, qui existent depuis le XVIIème, ont perduré jusqu’aux années 1970 sur bien des scènes et pas seulement pour des raisons esthétiques : dans des théâtres qui le plus souvent étaient des théâtres de répertoire, changer les décors d’un opéra à l’autre était assez simple : il suffisait de descendre les toiles, de les rouler, de les ranger et d’accrocher les toiles du lendemain.

La question de la mise en scène est indissociable de l’occupation de l’espace scénique par des décors tridimensionnels, déjà proposés par Appia au début du siècle, elle s’est surtout posée à partir des années 1970, où les metteurs en scène de théâtre parlé se sont intéressés à l’opéra et où les décors ont commencé à être partout construits, avec les conséquences techniques et financières afférentes : personnels en plus grand nombre, augmentation du coût des productions, adaptation des espaces et des entrepôts où sont remisés les décors. Un simple indice : l’augmentation exponentielle des espaces de travail au Festival de Bayreuth, entre ateliers de construction, remises, et espaces de répétition pour un nombre stable de représentations et de productions.
Tout ce long préambule pour souligner que la question de la mise en scène va bien plus loin que la simple question du metteur en scène : la présence du metteur en scène à l’opéra a été en quelque sorte amenée par les réflexions dramaturgiques d’un Wagner, les progrès techniques qui ouvraient des possibilités infinies à la production d’un spectacle avant même la question des contenus et de la « lecture » et l’interprétation des œuvres. Au monde de la scène qui allait en se complexifiant, il fallait un horloger : ce serait le metteur en scène.

Texte et représentation

Mais l’autre question, nous l’avons vue, posée par Richard Wagner est la question du texte. Dans la tradition du XIXème siècle romantique, la question du livret est essentiellement technique, et consiste à trouver un texte rythmiquement en phase avec la musique. La période baroque a vu le même livret utilisé ou adapté pour des compositeurs différents, ou des spécialistes des livrets d’opéras, comme Metastase au XVIIIème ou Scribe au XIXème qui en ont écrits au kilomètre, même si un Verdi était très intéressé par la question, comme le montrent très tôt l’évolution de ses demandes en matière de livrets (voir le passage de Temistocle Solera à Francesco Maria Piave au moment d’Attila).

Les choses changent avec Wagner pour qui le drame est d’abord un texte, un poème (ainsi appelle-t-on les textes des drames wagnériens) : poésie et musique vont ensemble depuis Orphée. Cela suppose que la poésie épouse la musique, ce qui est un peu le principe du livret traditionnel, mais que la musique épouse le texte poétique, et ça c’est nouveau. Et Wagner écrit tous ses poèmes avant de composer la musique. Toute la problématique des Meistersinger von Nürnberg, œuvre centrale sous ce rapport, est là : il s’agit de trouver une harmonie entre texte et musique, et la création du texte est étroitement liée à celle de la musique, c’est tout le secret de Walther, et tout le problème de Beckmesser, qui commet l’erreur de prendre un texte qui lui est étranger (celui qu’il croit de Hans Sachs), pour l’adapter à sa musique, avec l’échec qui s’ensuit.
Un des enjeux du texte est sa lisibilité et sa clarté : alors qu’on a coutume de dire qu’un texte à l’opéra est peu compréhensible, l’enjeu du dire dans le drame wagnérien est essentiel. D’ailleurs encore dans Meistersinger, c’est bien la réception du sens auprès du public qui fait défaut au texte de Beckmesser,

Sonderbar! Hört ihr’s? Wen lud er ein? 
Verstand man recht? Wie kann das sein?

Affiche de la création de Meistersinger von Nürnberg (Munich 1868)

Le débat théorique dans Meistersinger ne se situe pas entre traditionalistes et modernistes, mais entre un formalisme étroit et la recherche d’une forme qui convienne à un fond : « la poésie est une âme inaugurant une forme » disait Pierre-Jean Jouve et c’est bien là l’enjeu d’un Sachs qui reconnaît cette âme chez Walther. On pourrait pasticher en disant « la Poésie est une âme qui inaugure une musique ».
De même choisir la comédie pour transmettre des idées aussi profondes marque aussi pour Wagner la volonté de choisir un texte qui va porter le sens et le débat, que la musique va accompagner. La comédie permet la prééminence du texte et c’est ce qui gêne les non-germanophones dans Meistersinger : une conversation continue remplie de jeux de mots et de jeux sonores qu’un allemand peut comprendre et qu’un wagnérien non allemand a plus de difficultés à appréhender, d’où la distance de certains mélomanes wagnériens à cette œuvre, d’où le temps assez long qu’il faut pour entrer dans son univers, un univers où la musique épouse le texte et ses jeux et ses sonorités.
Bien sûr cette manière de faire un jeu d’écho entre la conversation (essentielle dans Meistersinger) et la musique qui lui colle et qui en dépend, on la retrouve aussi dans Rheingold, dans Walküre (notamment au deuxième acte) ou dans le premier acte de Siegfried, mais pas dans Fliegende Holländer, Tannhäuser, Lohengrin, antérieurs à 1850.

La centralité de la question du texte et d’un texte de haute qualité poétique (au sens large) compréhensible, renvoie évidemment à la question de l’interprétation et de sa réception, enjeux qui vont être prépondérants à la fin du XIXème et au XXème. Un signe évident en est la meilleure qualité des livrets, et même l’utilisation de textes qui servent (presque) indifféremment au théâtre et à l’opéra, Pelléas et Mélisande, Salomé et tous les textes de Hoffmannsthal pour Strauss mais aussi Wozzeck, ou des livrets tirés de pièces importantes comme Lulu. La densification des livrets est même sensible chez Verdi, dans sa collaboration tardive avec Arrigo Boito, écrivain et poète, à qui l’on doit la révision de Simon Boccanegra, ainsi qu’Otello et Falstaff qui ne sont pas les moindres des opéras de Verdi et tous pratiquement postérieurs aux grandes créations wagnériennes (Boccanegra est une révision de 1881, Otello en 1887 et Falstaff en 1893).
Ce que l’opéra occidental traditionnel (italien et français pour l’essentiel) a mis plus de deux siècles à accomplir, l’opéra russe naissant en revanche l’opère immédiatement : Pouchkine est le grand pourvoyeur de textes littéraires (dont le roman en vers Eugène Onéguine et la nouvelle La Dame de Pique) repris à l’opéra et ses drames sont directement utilisés par les compositeurs (Moussorgski ou César Cui par exemple).
L’augmentation générale de la qualité des textes utilisés pour l’opéra confirme la réalité nouvelle  induite par les textes théoriques wagnériens qui va donner au texte à l’opéra une importance qu’il n’avait pas auparavant et donc implique à terme un travail de mise en scène de textes qui, dans le moment même où ils deviennent livrets d’opéra, vivent déjà pour certains sur les scènes du théâtre parlé que les grand théoriciens investissent. Car le texte est la matière du metteur en scène.

Appia: Projet pour Tristan (1896)

Nous essaierons d’expliquer plus loin pourquoi le metteur en scène comme figure démiurgique à l’opéra arrive relativement tard dans l’histoire de cet art, mais au XXème siècle, la question du renouvellement scénique à l’opéra se pose dès les années 1920 : ainsi, en 1923, Arturo Toscanini, qui plus que tous ses successeurs a fait rentrer la modernité au répertoire de la Scala, fait appel à Adolphe Appia pour la mise en scène de Tristan und Isolde et lui écrit : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. » [2]
C’est bien là affirmer une ère nouvelle pour l’opéra.

Et la musique ?

Après l’espace et le texte la troisième question et non la moindre est celle de la musique : évidemment la musique, qui est physique, est sans doute la plus apte à créer l’émotion immédiate, et Wagner le sait (influencé aussi par les écrits de Schopenhauer). La question de la relation de la musique au texte, mais aussi de l‘équilibre scénique se pose ; dans cet univers quand le metteur en scène va entrer en jeu, va se poser immédiatement la question de sa relation avec le chef d’orchestre et de la prééminence…
Dans la trilogie du drame texte-musique-théâtre, c’est dans Tristan que la musique prévaut : Wagner écrit d’ailleurs lui-même en 1856 qu’il compose une « musique sans paroles » et en 1860 dans « la musique de l’avenir » que « la musique inclut le drame en elle-même ». Entre 1850 et 1860, Wagner évolue dans son regard sur le drame musical, donnant à la musique un rôle nouveau – sous l’influence double de la composition de Tristan et de la philosophie de Schopenhauer qui fait dire à Wagner que « de cette conscience immédiate de l’unité de notre être intime avec celui du monde extérieur nous voyons naître un art », et cet art c’est la musique. Comme le dit François Nicolas [3]la musique résout le conflit entre sujet et monde grâce à l’unification d’un seul monde, celui du « drame musical ».
La question du drame musical est donc résolutive, et il ne s’agit plus alors d’opéra, au sens traditionnel du terme mais d’une évolution musicale qui nécessite pour son plein effet, un théâtre adapté et une scène adaptée : on sait que Wagner ne sera jamais satisfait de cette dernière. L’évolution du XXème siècle lui aurait-elle donné satisfaction ?

La question de la musique, chez Wagner et chez les autres compositeurs postérieurs, est techniquement celle de Capriccio : prima la musica o prima le parole. Mais il ne s’agit plus alors de débat théorique, mais de débat pratique qui alimente les polémiques et les affirmations péremptoires des uns et des autres sur la prépondérance du metteur en scène qui aurait dicté sa loi dans les dernières décennies, au point qu’on a appelé la dernière période, depuis 1980 « l’ère des metteurs en scène ». On remarquera qu’on ne dit pas « l’ère de la mise en scène », qui serait trop générique mais qu’on pointe les individus, comme si une lutte d’egos s’était fait jour où les chefs d’orchestres auraient définitivement cédé la place.
Déjà lors des répétitions des Nozze di Figaro à Versailles en 1973, on raconte que Giorgio Strehler qui en matière d’ego se posait là, pendant les répétitions chantait derrière le chef (Sir Georg Solti) avec un autre tempo pour l’agacer, parce que les deux ne s’étaient pas mis d’accord a priori sur le rythme à imposer. Or il est essentiel que chef et metteur en scène travaillent ensemble dès le début des répétitions scéniques : aujourd’hui très souvent le travail scénique commence environ six semaines avant la Première (dans les meilleurs cas) et avec le chef à peu près trois semaines avant, qui découvre le travail effectué. Tous les chefs ne travaillent pas ainsi, mais le chef et le metteur en scène devraient dès la première répétition scénique être ensemble, pour proposer une véritable Gesamtkunstwerk. Sait-on que l’idée des fameux crocodiles dans le Siegfried de Frank Castorf à Bayreuth, qui a tant fait hurler certains spectateurs, est née d’une réflexion de Kirill Petrenko indiquant que la musique du duo Siegfried/Brünnhilde était une musique à laquelle il ne fallait pas se fier, trop belle pour être vraie, et qu’il fallait mettre une vraie distance, parce qu’il ne fallait pas y croire.
Aussi est-il hasardeux d’affirmer comme certains que le « n’importe quoi » se cache derrière la mise en scène.
En réalité, la question est sans doute ailleurs : au-delà des théories musicales, au-delà de la réflexion sur la musique (qui existe depuis des siècles) et celle sur l’opéra existe depuis la naissance de l’opéra (rien qu’au XVIIIème, avec Rameau, Rousseau, Gluck etc..), la question est celle du public et de la réception. Pendant deux siècles, l’opéra a été un art d’abord musical laissant au chant et au chanteur la prépondérance (déjà Gluck s’en plaignait), et donc le choix était celui de l’émotion : l’art lyrique, comme toute musique a un effet physique sur l’individu. Certains chanteurs-stars du XXème encore regardaient les mises en scène avec la distance de celui qui pense « Chers metteurs en scène, faites comme il vous plaira, mais quand j’ouvrirai la bouche, vous n’existerez plus ! ».
Wagner a fait de l’opéra un art intellectuel, un art de contrainte y compris physique (les spectateurs de Bayreuth en savent quelque chose) qui oblige à la concentration : l’enjeu n’est plus le simple plaisir ni la distraction. En ce sens, la « religion » dont on a entouré Wagner et Bayreuth « objet de pèlerinage » montre qu’on est passé à un autre niveau. Il y aurait donc des opéras pour se distraire (le Rossini bouffe par exemple) et d’autres pour entrer en émotion esthétique et en interrogation intellectuelle et philosophique (Wagner) ? Sans doute pas, car la question du metteur en scène va traverser les genres.

Et c’est bien là l’interrogation fondamentale sur le sens du théâtre, à laquelle répondent la plupart des théoriciens post wagnériens.

Brecht

Projet de Caspar Neher pour la création de “Die Dreigroschenoper”

Il est clair que les théories wagnériennes ont participé de la réflexion de Bertolt Brecht (qui n’était pas vraiment wagnérien) envers la musique, dont il se méfiait si elle était trop envahissante : il pensait « théâtre musical » avec des petites formations, essentiellement faites de cuivres, sans trop de violons (le modèle étant L’histoire du Soldat de Stravinski) : et même s’il a beaucoup utilisé la musique , elle l’est en mode « économe » (l’Opéra de Quat’sous le bien nommé) et pas débordante (comme le drame wagnérien). Et surtout, Brecht s’intéresse à l’acteur, et pas au chanteur, qu’il pense obnubilé par la performance et pas par le théâtre (en cela il rejoint Gluck) : « L’interprète ne s’intéresse plus à l’intrigue, c’est-à-dire à la vie, il ne s’intéresse plus qu’à soi-même, c’est-à-dire à bien peu de chose. Il n’est plus philosophe, il n’est plus que chanteur. Il se contente de saisir la moindre occasion pour se mettre en valeur et caser un intermède»[4]

Mais cette idée n’est pas neuve, Chaliapine lui-même appelait de ses vœux un chanteur qui fasse du théâtre : « Plus je jouais (…) et plus se renforçait ma conviction que l’artiste lyrique ne doit pas seulement chanter, il doit aussi jouer son rôle de la manière dont on le jouerait au théâtre »[5]

L’idée développée par la plupart des metteurs en scène proches de ces théories est bien celle-là, il s’agit de « de réinsuffler du théâtre à l’opéra, c’est-à-dire de rééquilibrer l’ensemble de la prestation des chanteurs au profit du jeu corporel et de l’intelligence du texte de manière que la pure beauté musicale (ligne de chant et qualité du son) ne soit plus leur unique but et que la musique, le texte et le geste cohabitent »[6].

Dans ces lignes, et en dépit de la méfiance de Brecht envers Wagner et le drame musical, on est bien proche du concept wagnérien de Gesamtkunstwerk[7] (œuvre d’art totale) : pour que le spectateur reçoive l’œuvre comme Gesamtkunstwerk, il faut donc qu’elle ait été produite comme telle, et c’est ce que nous dit Brecht ici.
Il est clair que le Regietheater en tant qu’école (si on peut appeler cela école) naît de Brecht.  D’ailleurs, ses premiers représentants allemands (Harry Kupfer, Ruth Berghaus) viennent des cercles brechtiens. Mais il est tout aussi clair que l’évolution de l’opéra qui permet le Regietheater s’est aussi construite aussi ailleurs, mais jamais loin de l’Allemagne. En fait il y a deux parcours différents qui vont aboutir au même lieu, le Festival de Bayreuth, qui va faire de la mise en scène un élément déterminant du spectacle musical. Wagner a inauguré une vraie réflexion qui arrive au concept de « mise en scène », et son festival, Bayreuth, un siècle plus tard (quand même) va installer définitivement le metteur en scène comme troisième larron de l’art lyrique.

Le chemin vers Bayreuth : À l’ouest

À l’ouest, Wieland Wagner, occupé à faire oublier le Bayreuth nazi de sa maman, créé le Neues Bayreuth en 1951, avec un profil de mise en scène assez proche des théories d’Adolphe Appia, mort en 1928 : rôle de la structuration de l’espace, rôle de l’éclairage, absence de réalisme, mais aussi un gros zeste de distanciation (Wieland Wagner connaît bien Brecht) : on est à l’opposé du naturalisme d’un André Antoine.
Wieland Wagner a travaillé d’abord la décoration parce que c’est sa première formation, c’est un peintre, un décorateur, un créateur d’images. Son approche de la scène affirmée en 1951 évidemment est allégorique : la scène de Bayreuth est nettoyée, nettoyée de ses décors trop illustratifs, mais aussi nettoyée de son passé et de ses compromissions. Non que Wieland en soit lavé (jusqu’en 1944-45, il va voir Hitler pour discuter de ses projets), mais l’alliance stratégique des deux frères que bien des choses opposent, le Kronprinz (Wieland) protégé du Führer, et le cadet (Wolfgang- qui dut faire la guerre et aller au front) l’un sur l’artistique et l’autre sur la gestion (alliance qui aboutit à l’éloignement définitif de Friedelind qui vu ses positions semblait naturellement promise au Festival ), va faire naître un nouveau Bayreuth où la nouveauté de l’approche scénique va contribuer à effacer comme par magie le passé. Il déclare: „Wir wollen weg von Wagner-Kult, wir wollen hin zum kultischen Theater“[8].

Très vite en 1953 en réaction se crée un « Verein zur werktreuen Wiedergabe der Musikdramen Richard Wagners »[9] qui montre clairement que le concept de fidélité à l’œuvre ou aux intentions de l’auteur qu’on éclairera dans notre seconde partie n’est pas une invention des dernières décennies, et qu’il y a une opposition idéologique au chemin pris par Bayreuth à cette époque. N’oublions pas qu’anticipant le Frank Castorf de 2013, c’est Wieland qui en 1965 déclare « Walhall ist Wall Street »[10]

Meistersinger (Wieland Wagner) Bayreuth 1956

Même si les premiers spectacles surprennent et attirent des réactions hostiles, c’est en 1956 qu’éclate l’épouvantable scandale, quand il décide de s’attaquer à la pierre de touche de la tradition, et qu’il propose une nouvelle production de Meistersinger (tiens tiens…encore eux) qui heurte la tradition illustrative de la présentation de l’œuvre et casse sa référence à l’Allemagne éternelle. Le travail de Wieland n’a évidemment pas l’heur de plaire à tous, et l’on entend à l’époque bien des remarques qu’on entend aujourd’hui dans la bouche des contempteurs du Regietheater ou des metteurs en scène dictatoriaux. En 1963, il propose une autre mise en scène des maîtres, la situant dans un théâtre du Globe imaginaire, travaillant la référence à Shakespeare, mais à sa mort et bien vite, son frère Wolfgang refera des Meistersinger un gage aux traditionnalistes en se réservant la mise en scène de l’œuvre, pendant qu’il ouvrira les autres titres aux jeunes metteurs en scène de l’époque. Bayreuth est atelier, mais pour tout sauf Meistersinger (jusqu’au seuil des années 2000) jusqu’à la production de 2007 de Katharina Wagner, qui fait enfin le point sur la situation de l’œuvre face au wagnérisme.

Meistersinger 2017 à Bayreuth (Barrie Kosky) © Enrico Nawrath

Meistersinger à Bayreuth est un bon exemple de ces débats : l’œuvre pose problème, et théorique, on l’a vu plus haut, et aussi politique depuis qu’elle fut pour les nazis l’œuvre symbole de la suprématie de l’Allemagne. Barrie Kosky vient dans la production de Bayreuth d’affronter la question. Deux productions d’inspiration Regietheater de Meistersinger von Nürnberg ont normalisé la question : après Wieland, il a fallu 50 ans…
Cette question de la réception et de la lecture de cet opéra de Wagner est magistralement traitée par Tobias Kratzer dans sa production de Karlsruhe (Voir l’article dans Blog Wanderer).

Mais l’arrivée des « mises en scène » à l’Ouest n’a pas été seulement l’œuvre de Wieland Wagner, qui pourtant a un rôle irremplaçable dans l’histoire et la vraie naissance de la mise en scène d’opéra.

Giorgio Strehler: La bonne âme de Se-Tchouan

En Italie en effet, la fondation du Piccolo Teatro en 1947 par Giorgio Strehler et Paolo Grassi fait souffler un air neuf après le fascisme et la guerre : Giorgio Strehler est un peu le Wieland Wagner italien, qui va révolutionner la scène dramatique. C’est un brechtien, mais est aussi passé par l’école de Louis Jouvet, il va ouvrir la scène italienne à Brecht : on lui doit des mises en scènes légendaires des œuvres du dramaturge allemand (La bonne âme de Se-Tchouan…), et il va travailler dans des conditions assez drastiques (le Piccolo Teatro a 400 places et une toute petite scène) à réconcilier la tradition italienne du spectacle (en revenant à des procédés remontant à la période baroque) à l’innovation (un travail sur l’éclairage inouï), tout en restant un théâtre de texte, souvent politique, il cherche donc à concilier plusieurs traditions. Et Strehler vient très vite à l’opéra, c’est lui par exemple qui crée l’Ange de Feu de Prokofiev en 1955 en version scénique à Venise, une œuvre qui encore aujourd’hui sent le soufre.
D’autres italiens font date à l’opéra, et notamment le cinéaste Luchino Visconti dont La Traviata (avec Callas) laissera une marque profonde, mais dans une autre direction fidèle à un réalisme cinématographique, à une exactitude maniaque dans la reproduction de la société aristocratique. Mais c’est aussi d’un autre côté le cas d’un Luca Ronconi, qui dès 1967 présente Jeanne au bûcher à Turin

Luca Ronconi Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani

et qui surtout commence la mise en scène d’un Ring prémonitoire en 1974 à la Scala (direction Sawallisch), prémonitoire, parce qu’il y a des grandes parentés entre son approche et celle de Patrice Chéreau à Bayreuth. Ronconi, très peu évoqué dans les débats sur le théâtre n’est pas réductible à une école va inonder l’opéra italien de mises en scène souvent d’une inventivité jamais atteinte ailleurs.[11]

Les vannes du Regietheater s’ouvrent…à Bayreuth

Le rocher de Brünnhilde (MeS Patrice Chéreau, décor Richard Peduzzi)

Justement les années 1970 voient naître en France aussi des metteurs en scène novateurs et qui vont très vite arriver à l’opéra. Patrice Chéreau justement, qui va travailler au Piccolo Teatro avec Strehler. Mais deux aussi formidables personnalités peuvent-elles travailler ensemble longtemps ? Cela durera peu, même s’Il y a une filiation Strehler – Chéreau reconnue par ce dernier (Peter Stein aussi sera au Piccolo les mêmes années) qui passe aussi à travers Brecht. Chéreau arrive très vite à l’opéra, dès 1969 à 25 ans avec l’Italienne à Alger à Spolète, puis les fameux Contes d’Hoffmann qui marquèrent tant l’Opéra de Paris où il ose toucher au livret, s’y autorisant à cause de problèmes d’édition bien connus de l’opéra d’Offenbach.
C’est son arrivée à Bayreuth pour le Ring qui va ouvrir les vannes du « théâtre à l’opéra », issu de Brecht, mais aussi dans le cas de Chéreau, d’Artaud, et aussi de Strehler : dans un théâtre tant marqué par Wieland Wagner, qui de novateur fait du coup figure de classique et d’ancien (toutes les mises en scènes wagnériennes de l’époque sont inspirées plus ou moins de son esthétique) Chéreau ouvre les portes au « Regietheater »: deux ans après, en 1978, Harry Kupfer viendra faire le Fliegende Holländer à Bayreuth et ce sera là aussi un immense triomphe.

Tannhäuser (Götz Friedrich) Bayreuth

Mais un scandale moins universel avait déjà marqué Bayreuth dès 1972, avec le Tannhäuser très politique d’un metteur en scène de l’Est, Götz Friedrich, qui passera à l’Ouest la même année.
Comme va le voir, Est et Ouest se réunissent à Bayreuth qui va trancher, grâce à Wolfgang Wagner, le nœud gordien d’un théâtre neuf, hautement politique, qui va inonder le monde du théâtre et de l’opéra notamment en Allemagne à partir des années 1980. Ce sera le Regietheater.

Le chemin vers Bayreuth : l’Est

Car il serait erroné de croire que l’Allemagne de l’Est est en retrait dans la réflexion sur la mise en scène au théâtre. C’est tout le contraire. Ce qui porte le théâtre à l’Est, c’est évidemment là aussi Bertolt Brecht, avec l’immense avantage qu’à Berlin, Brecht est chez lui puisqu’il fonde en 1949 le Berliner Ensemble. Après sa mort, c’est sa femme Hélène Weigel qui assure la direction, puis en 1971, Ruth Berghaus, considérée comme la fondatrice de ce Regietheater tant honni de nos spectateurs bon teint, mais pas bon œil.
À l’opéra la question de la mise en scène devient centrale lorsque Walter Felsenstein (mort en 1975) prend la direction de la Komische Oper de Berlin en 1947 (l’ex Metropol Theater) qui oblige tous les chanteurs (y compris les chanteurs invités) à travailler la mise en scène avec une précision millimétrée. Le travail scénique de Felsenstein est légendaire. En 1981 c’est son protégé Harry Kupfer qui prend la direction artistique de la Komische Oper dont on compare souvent la méthode à celle de Giorgio Strehler. Un travail théâtral précis avec les chanteurs, très individualisé, en fonction du texte et de la partition, mais aussi en fonction des implications politiques et idéologiques de l’œuvre : il applique la méthode brechtienne du théâtre épique qui est vision du monde et qui place le spectateur comme observateur, usant de son jugement et de sa raison (à l’opposé du théâtre dramatique aristotélicien qui implique le spectateur et exploite ses émotions) et donc qui le distancie et le contraint à la réflexion. Brecht de manière ironique applique ce concept à la musique (concept de Misuk).

Der Fliegende Holländer (Harry Kupfer) à Bayreuth ©Unitel

D’autres metteurs en scène d’Allemagne de l’est après sa mort appliquent les concepts brechtiens, comme celui dont on a déjà parlé plus haut, Götz Friedrich, qui met en scène Tannhäuser à Bayreuth en 1972, puis s’exile à l’Ouest. Götz Friedrich et Harry Kupfer se retrouvent à Bayreuth le premier en 1972 et 1982 (Tannhäuser et Parsifal), le second en 1978 et 1988 (Fliegende Holländer et Ring). Un troisième larron Ossi[12] arrivera à Bayreuth en 1993, Heiner Müller, avec son Tristan légendaire revu à Lyon cette année. Heiner Müller alors directeur du Berliner Ensemble, et la production sera reprise après sa mort en 1995, à Bayreuth  (comme à Lyon en 2017) par Stefan Suschke, lui aussi devenu brièvement directeur du Berliner Ensemble. Brecht n’est jamais trop loin…Un quatrième larron du nom de Frank Castorf investira Bayreuth en 2013, Frank Castorf, berlinois, pur « Ossi », formé à l’Est, et très tôt objet de la méfiance du régime…

En conclusion et pour résumer.

Voilà ce qui fait le lit du Regietheater :  des parcours parallèles, contemporains et fort différents, celui de Wieland Wagner marqué par les théories d’Appia à Bayreuth et celui de Felsenstein à la Komische Oper, qui imposent tous deux la mise en scène comme une exigence, mais aussi l’italien Strehler, passionné de Brecht. Ce n’est pas un hasard si Rolf Liebermann demande à Strehler d’ouvrir son mandat à la tête de L’Opéra de Paris en 1973 : c’est bien le metteur en scène qui commence à s’imposer.

Par ailleurs, le travail et la réflexion théorique de Bertolt Brecht s’imposent à la plupart des metteurs en scène des années 1970, jeunes et moins jeunes. Giorgio Strehler à l’ouest fait école (Peter Stein/Patrice Chéreau) par sa vision d ‘un théâtre politique et poétique, qui lit le monde et le répertoire à l’aune des conflits idéologiques (ce sera aussi en France l’approche d’un Planchon ou d’un Vitez).

Dans tous ces parcours complexes, c’est Bayreuth qui devient le centre d’une nouvelle vision de la mise en scène d’opéra : on l’a dit Götz Friedrich en 1972, Patrice Chéreau en 1976, et Harry Kupfer en 1978 s’imposent sur la colline verte. Trois visions héritées de Brecht :  le grand scandale et le retentissement du Ring de Chéreau va ouvrir les vannes de la mise en scène à l’opéra. Wolfgang Wagner avec son concept de Werkstatt Bayreuth[13] va permettre au Regietheater d’entrer en opéra.
Ainsi Bayreuth va être en un peu plus de 20 ans (1951- 1976) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le paysage de l’opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après le compositeur et le chanteur. C’est la conséquence de l’importance renouvelée du texte, (on a vu comme les œuvres du XXème siècle rendent au texte une importance qu’il n’a pas toujours eu auparavant). L’opéra devient véritablement Gesamtkunswerk.
La naissance de la mise en scène à l’opéra et l’entrée du Regietheater notamment en Allemagne n’empêche évidemment pas le maintien d’une tradition spectaculaire héritée à la fois des traditions du Grand Opéra et des mises en scène de Visconti, notamment en Italie avec Franco Zeffirelli, son héritier direct à l’opéra, mais aussi de figures comme Margherita Wallmann. Quant à Luca Ronconi, c’est un franc-tireur qui va continuellement produire à l’opéra , souvent des chefs d’œuvres avec son travail sur la multiplicité des regards et des points de vue et celui permanent sur l’illusion théâtrale, c’est peut-être là le plus grand génie de la scène qui va s’imposer doublement à Paris d’ailleurs, aux halles de Baltard avec Orlando Furioso, et à l’Odéon avec Le Barbier de Séville. Et le franc-tireur français, qui travaillera peu en France, c’est Jean-Pierre Ponnelle qui impose une vision plus traditionnelle, mais pleine d’idées et d’une rare précision avec un réel soin esthétique, lui aussi va travailler essentiellement dans l’aire germanique auprès de Karajan, mais aussi à Stuttgart ainsi qu’à Bayreuth où il signe un Tristan und Isolde qui a fait histoire.
Si les années 70 sont sans conteste pour l’opéra les années de la mise en scène, elles ont permis l’élan du Regietheater à partir de Bayreuth, qui est la caisse de résonance idéale, les années 80 sont véritablement sur les scènes d’opéra germaniques les années « Regietheater ». Du côté français, comme Ponnelle produit peu en France (Strasbourg essentiellement et un peu Paris – un Cosi fan Tutte qui n’est pas son meilleur travail) citons pour finir un metteur en scène un peu à part, l’argentin Jorge Lavelli qui révolutionne le Faust de Gounod à Garnier (encore un scandale !) – et qui va lui aussi ces années-là imposer un regard nouveau sur la mise en scène d’opéra : en France au moins, il participe du mouvement général, irrésistible, de transformation de la scène d’opéra.

Tristan, Acte II, Wieland Wagner 1962

 

[1] Les Echos, Philippe Chevilley : https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/030845092471-les-mises-en-scene-dopera-en-questions-2129098.php

[2]  Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Le rapport de Wagner à Schopenhauer à l’époque de Tristan und Isolde, par François Nicolas, Colloque Richard Wagner, Théâtre de La Monnaie, Bruxelles 2006

[4] Musik, in GBFA, 22, p. 673 : « Der Darsteller hat kein Interesse mehr für die Handlung, also das Leben, sondern nur mehr für sich, also sehr wenig. Er ist kein Philosoph mehr, sondern nur mehr ein Sänger. Er ergreift andauernd die Gelegenheit, sich zu zeigen und eine Einlage unter Dach zu bringen. »)

[5] Extrait de Pages de ma vie, autobiographie écrite en collaboration avec Maxime Gorki, 1916.

[6] Brecht et la musique au théâtre Entre théorie, pratique et métaphores par Bernard Banoun, in Etudes germaniques, 2008/2 (n° 250), pp 329-353

[7] Œuvre d’art totale

[8] Trad : Nous ne voulons plus du culte de Wagner, nous voulons aller vers le culte du théâtre.

[9] Trad : Association pour la représentation  des drames wagnériens dans la fidélité à l’œuvre.

[10] Dans une interview au Spiegel, 21 juillet 1965, 19ème année, p.66.

[11] Voir à ce propos son merveilleux site : http://www.lucaronconi.it/

[12] Ossi : habitant de l’ex-Allemagne de l’Est

[13] Atelier/laboratoire Bayreuth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: WAR REQUIEM de Benjamin BRITTEN le 9 OCTOBRE 2017 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS: Yoshi OIDA)

Scène finale ©Stofleth

2017 a été une année faste pour l’Opéra de Lyon, tour à tour récompensé aux Opera Award et par le mensuel allemand Opernwelt, où un jury de 50 critiques l’a désigné comme « Opernhaus des Jahres » c’est à dire Opéra de l’année. Cette dernière distinction, peu connue en France, a une grande importance en Allemagne, et il est rarissime qu’une maison non allemande soit distinguée. Cela consacre évidemment la politique artistique novatrice menée par Serge Dorny, qui a su imposer son théâtre comme une référence internationale et fidéliser le public autour de choix sans concessions et d’un répertoire large qui a fait découvrir des œuvres souvent inconnues en France.
Le public de Lyon reste un public particulier, formé au lait du TNP de Planchon, mais aussi à l’opéra par la longue période Louis Erlo/Jean-Pierre Brossmann qui avait déjà donné une couleur particulière à cette maison, qu’il faut rappeler – la mémoire est toujours trop courte. C’est ce qu’on appelle un public averti. Autre particularité de l’Opéra de Lyon, la présence inhabituelle de jeunes, même en ce soir de première,  grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’Opéra, financé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui permet à des lycéens ou des apprentis même très éloignés géographiquement et préparés de se rendre à une représentation d‘opéra.
Enfin, après 9 ans de loyaux services, Kazushi Ono quitte Lyon : on doit saluer le travail effectué auprès de l’orchestre aujourd’hui remarquable, qui a toujours eu la chance d’être dirigé par des chefs qui ont forgé un son et une tradition : John Eliot Gardiner et Kent Nagano sont des noms qu’on ne présente plus aujourd’hui et qui ont fait la réputation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Pendant cette période, le chœur est devenu aussi un des meilleurs chœurs d’opéra en France et même au-delà des frontières, à la fois pour son engagement musical, mais aussi pour ses qualités d’adaptation scénique, importantes parce que Lyon a une vraie politique en matière de mise en scène.

Daniele Rustioni © Blandine Soulage Rocca

À Kazushi Ono succède Daniele Rustioni, aussi flamboyant que Kazushi Ono était réservé. Le jeune chef italien fait partie d’une nouvelle génération vraiment digne d’intérêt. Formé en Italie (il est milanais) et surtout à Londres auprès d’Antonio Pappano dont il fut l’assistant, il a acquis un répertoire large et riche, et une expérience au pupitre dans toutes les formes (des petites formes au grand répertoire symphonique). C’est une grande chance pour Lyon que d’avoir tant de cartes dans son jeu actuel.
Alors il y a un revers de la médaille : les forces de l’opéra remarquables dans leur ensemble, doivent suivre un rythme soutenu, notamment au moment du Festival où cette maison typique de « stagione » doit s’adapter à un rythme presque semblable à celui du répertoire allemand, avec une alternance serrée. Les maisons françaises (Paris à part) sont peu habituées à ces rythmes et n’ont pas toujours le personnel adapté, et sans doute ce rythme et la qualité exigée pour répondre aux normes internationales génèrent-ils des tensions internes dont l’intervention initiale de la CGT lors de cette première est le symptôme, à laquelle Serge Dorny a répondu en appelant à une pacification des esprits en cohérence avec l’œuvre qui allait être jouée.
Lors de grandes productions, les opéras doivent faire appel à du personnel supplétif (les intermittents) car leur structure ne permet pas de répondre à ce type de pression. C’est la conséquence des choix français autour de l’opéra qui déterminent des personnels en nombre plus limité (sinon les budgets explosent): il y a en France une quinzaine de maisons, quelquefois en difficulté, qui proposent au mieux une trentaine de soirées d’opéra dans l’année pour la plupart (à Lyon on affiche autour de 80 soirées d’opéra, toutes scènes confondues sans compter le ballet ni les concerts, Toulouse affiche 82 levers de rideau mais moins de 40 soirées d’opéra, Strasbourg tourne autour de la cinquantaine (avec l’obligation de jouer à Mulhouse et quelquefois à Colmar), des chiffres qui n’ont rien à voir avec les maisons allemandes comparables qui dépassent très largement les 100 voire deux cents soirées annuelles).
Les opéras ne sont pas responsables de la situation, due au système (stagione) et aux subventions versées souvent limitées et à la charge quasi exclusive des villes, donc aux limitations en personnel, et ce qui a abouti à une stabilisation de l’offre mais aussi quand même à de réelles difficultés pour certaines maisons. Dans l’ensemble pourtant, les choses fonctionnent et ces dernières années on a vu des opéras (Dijon, Lille) offrir un travail de grande qualité et très diversifié, à l’intérieur de budgets très raisonnables .
Dans ce paysage, Lyon est un territoire singulier, évidemment, avec sa ligne affirmée de mises en scènes toujours novatrices, de choix de répertoire très audacieux avec cette année entre autres, Germania, Le cercle de craie, War requiem, Mozart et Salieri, autant d’œuvres soit nouvelles soit rares, qui feront sans doute presque toujours salle comble, grâce à un public disponible, éduqué et curieux, et d’une qualité musicale constante : Serge Dorny, né en Flandres, au pays de Gérard Mortier sait que l’homogénéité d’un plateau de très bonne qualité sans stars vaut mieux que la danse avec les stars qui sont souvent l’arbre qui cache la forêt : c’est le modèle qui prévaut à Bruxelles comme à Anvers et Gand.
Ainsi donc la saison ouvre avec War Requiem de Britten, un choix triplement surprenant. Surprenant parce que l’œuvre est rare, surprenant parce qu’elle est ici représentée en version scénique, alors qu’elle est plutôt représentée en forme traditionnelle et concertante, surprenant enfin pour ce choix d’ouverture de saison d’un nouveau chef italien, qu’on attendrait sur son répertoire « traditionnel » plutôt que sur un Britten mal connu.
C’est surprenant, et donc pleinement justifié : faire commencer Rustioni par Britten, c’est affirmer d’emblée l’éclectisme du chef et son ouverture, alors que traditionnellement et dans tous les opéras du monde les jeunes chefs italiens sont appelés sur Rossini ou Verdi (voir Sagripanti, Bisanti, Mariotti, Battistoni par exemple). C’est aussi réaffirmer une ligne programmatique qui pose une réflexion politique sur le monde (War Requiem, comme son nom l’indique, est une œuvre directement critique sur les guerres en général, dont la dernière qui a provoqué la destruction de la cathédrale de Coventry). C’est enfin montrer toutes les forces musicales de la maison en ordre de marche, orchestre, chœur, maîtrise.
La surprise faisant partie de l’art de la programmation, proposer War Requiem, absent de Lyon depuis des décennies entre pleinement dans la cohérence d’une politique artistique qui ne se place jamais dans le sillon des sentiers battus, mais dans la forêt touffue des œuvres hors standards. C’est bien la couleur de l’Opéra de Lyon, sa marque de fabrique, ce qui lui a valu la reconnaissance du monde lyrique international.

Il y a ces dernières années une tendance (une mode ?) à proposer des grandes œuvres chorales en version scénique ou semi-scénique. On l’a vu encore la saison dernière à Zürich avec le Requiem de Verdi. Les orchestres proposent aussi des concerts en version semi-scénique d’œuvres chorales, cela commença il y a quelques années avec les Passions de Bach, et Peter Sellars, par exemple, a proposé avec Simon Rattle un certain nombre d’expériences en ce sens. Personnellement, je ne suis pas toujours convaincu des résultats, même si la plupart du temps les spectacles sont de grande tenue.
Celui de Lyon est sans conteste d’une très haute tenue, dont la puissance s’impose, avec des images d’une grande force et souvent d’une grande beauté. En appelant Yoshi Oida, Dorny garantit un travail épuré, réfléchi, dans la grande tradition du théâtre de Peter Brook avec lequel Oida a fait un bout de chemin, mais aussi d’une culture théâtrale japonaise (Oida a travaillé sur le Nô) qui fascine le théâtre occidental. De plus, né en 1933, Oida a vécu les ravages de la guerre au Japon, dont l’arme atomique, et en connaît directement les blessures. L’œuvre lui sied donc parfaitement car elle se prête à un travail sans fioritures et hiératique.
Le War Requiem est une œuvre de grande envergure où chaque élément du plateau prend en charge une couleur de l’œuvre, née d’un mélange entre les parties traditionnelles du Requiem chrétien et de poèmes d’un poète mort quelques jours avant la fin de la première guerre mondiale, Wilfred Owen, qui a crié son amertume dans des textes écrits à la fin de la guerre, alors qu’il s’était engagé volontairement.
L’œuvre est donc très structurée : la voix de femme et le chœur accompagnés de l’orchestre chantent la partie liturgique du Requiem. Les deux solistes masculins accompagnés d’un orchestre de chambre chantent les textes de Owen, le chœur d’enfants et l’orgue, spectateurs et victimes des temps, représentent la partie plus spirituelle et transcendante.  Lors de la création, Britten voulait que les solistes représentent les pays engagés dans la guerre : Allemagne (Dietrich Fischer-Dieskau), URSS (Galina Vichnevskaia), Royaume Uni (Peter Pears), mais Moscou n’a pas permis à Vichnevskaia de participer à la création et c’est Heather Harper qui a créé l’œuvre. C’est en revanche Vichnevskaia qui a participé à l’enregistrement consécutif, sous la direction du compositeur, avec le London Symphony Orchestra. C’est un peu le même principe qui a guidé le choix de Serge Dorny qui a appelé le soprano Ekaterina Scherbachenko (Russie), le ténor Paul Groves (USA) et l’estonien Lauri Vasar (Baryton). L’Estonie est en effet une victime directe de la deuxième guerre mondiale : après son indépendance en 1918, elle retombe sous le joug soviétique après la 2ème guerre mondiale, après que ses élites (souvent germanophones) eurent flirté avec le nazisme.
Le chœur d’enfants (l’excellente maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigée par Karine Locatelli) est vu par Oida comme spectateur de ce spectacle : il arrive de la salle juste avant les premières notes, monte sur scène et s’installe à cour, regardant ce qui se passe sur la plateau, comme s’il appartenait à une communauté religieuse spectatrice (Karine Locatelli est vêtue en religieuse), avec derrière lui l’orgue qui l’accompagne. On connaît aussi l’importance des voix d’enfants dans la liturgie anglicane.

Yoshi Oida © Mamoru Sakamoto

Le dispositif conçu par Yoshi Oida est assez simple, construit autour d’un praticable central, à jardin l’orchestre de chambre, au fond le chœur, à cour, les enfants, avec un fond de scène mouvant et argenté, sur lequel vont se projeter quelquefois des images. Le chef dirige l’ensemble du dispositif, notamment les deux orchestres alors qu’en principe il y a deux chefs.
La mise en scène consiste en un immense rituel funèbre conçu dans l’esprit de l’œuvre où devant la mort et la guerre, il n’y a plus d’ennemis. Replaçant l’œuvre au temps de Wilfred Owen, de la première guerre mondiale (une indication 14-18 sur la scène le souligne), et donc en cohérence avec les manifestations autour du centenaire de la Première Guerre Mondiale, il va sur l’espace vide central placer les solistes, qui enterrent leurs morts de manière symétrique, habillés de manière plus ou moins semblable, seuls se distinguent les casques : on reconnaît à droite les casques à pointe germaniques et à gauche le casque traditionnel anglais « Brodie ». Chaque soldat porte en écharpe son drapeau national, mais tout évidemment devient dérisoire quand chacun est face à ses pertes, ses morts, et la même dévastation.
Les deux soldats (Paul Groves et Lauri Vasar) disent les poèmes de Owen : ils sont ces représentants de l’humanité déchirée et entraînée, de cette humanité victime des « Somnambules » qui portèrent à la guerre.
le soprano (Ekaterina Scherbachenko), représente d’une certaine manière la synthèse de cette humanité, elle exprime l’universel, et les enfants restent en retrait, victimes des conflits sans l’avoir voulu. Ainsi donc en un seul tableau global Yoshi Oida expose à la fois les résultats et les contradictions de tout conflit, qui se résout toujours de la même manière par l’enterrement des morts. Au-delà des symboles, drapeaux, poupées de chiffon figurant les morts anonymes ou les marionnettes humaines, cercueil devant lequel se recueille le soprano, mais aussi les cadavres anonymes enveloppés qui peuplent la première scène, au-delà des images qui quelquefois défilent sur le fond, au-delà du décor géométrique qui n’est pas sans rappeler certaines images wagnériennes de Wieland Wagner ou de Günther Schneider Siemssen, dans lequel s’insèrent les images, comme si les formes et les images se fondaient en un seul imaginaire,  on ne retient guère qu’une totalité où tous célèbrent la mort, à laquelle nul n’échappe, et devant laquelle vainqueurs et vaincus sont égaux.
C’est bien cette dernière notion, qui efface le résultat « politique » au profit du bilan humain qui est ici soulignée, et dominante. On voit bien que la Première Guerre Mondiale est l’emblème de toutes les guerres qui ont émaillé le siècle qui nous en sépare. Un « plus jamais ça » tellement ritualisé qu’il en devient presque sarcastique : le rituel se repropose à chaque guerre, tout comme le « plus jamais ça ». D’ailleurs, ce War Requiem composé pour la reconstruction de la cathédrale de Coventry détruite pendant la deuxième guerre mondiale, appuyé sur les poèmes écrits pendant la première, montre à la fois une universalité et une terrible vérité, presque sarcastique : le rituel n’est rituel que parce qu’il se répète : le « plus jamais ça » est en fait un « toujours », et cette émotion qui traverse l’œuvre et les images que nous voyons n’empêche ni n’empêchera rien. Même si Britten voulait composer un Requiem à la Guerre, celui-ci reste hélas à écrire, 55 ans après la création.
L’idée d’une mise en scène est donc pleinement justifiée pour une œuvre à la géométrie sonore et spatiale très complexe, mais la forme architectonique de l’Opéra de Lyon est peut-être un obstacle à sa pleine réalisation : une salle trop à l’italienne, trop étroite et impossible à moduler pour une spatialisation et une respiration sonores de l’œuvre telle qu’on la rêverait. Il faudrait sans doute une salle plus ouverte, une Philharmonie de Berlin, une halle aux grains de Toulouse, pour permettre à l’œuvre de frapper encore plus le spectateur. Il manque à ce travail un espace qui lui corresponde vraiment. Je mesure la vacuité de la remarque : on fait avec ce qu’on a.
Il reste que la mise en scène de ce Requiem lui donne une chair et une présence que peut-être le concert ne lui donnerait pas, même si au concert c’est l’imaginaire de l’individu qui est sollicité, alors qu’ici, l’imaginaire nous est en quelque sorte imposé. Mais la vision de Yoshi Oida touche à l’universel, au temps et à l’espace („Zum Raum wird hier die Zeit…“ comme chez Wagner pour définir la cérémonie du Graal dans Parsifal), avec des allusions à la Bible (le sacrifice d’Abraham) à la première et à la seconde guerre mondiale, dans une sorte d’imagerie générique de tout conflit qu’il l’enlève à son contexte propre.

©Stofleth

Au total, ce travail est empreint de grandeur et aussi de simplicité comme cette magnifique idée des parapluies qui s’ouvrent, image de protection face à un événement extérieur, mais une protection légère et fragile qui devient presque image de la fragilité humaine, image pascalienne de la situation humaine prise entre les infinis et entre des cataclysmes qu’il ne peut maîtriser .
A cette grandeur visuelle, à ce rituel déchirant parce qu’il marque la fragilité de l’humain correspond une réalisation musicale de très haut niveau, dont la grandeur fait vibrer le spectateur.
Les trois solistes sont remarquables de simplicité et de vérité : Paul Groves, le soldat « britannique », le ténor, Lauri Vasar, le baryton soldat « allemand » et Ekaterina Scherbachenko, qui se découvrira à la fin comme la veuve du poète Owen portant son portrait, comme le chœur porte les portraits des morts en un rite qui ressemble aux rites funèbres de l’antiquité romaine où les portraits des défunts étaient portés, et à l’origine du culte orthodoxe des icônes), mais qui représente toutes les veuves : son salut émouvant au cercueil visant évidemment à l’universel et non à l’histoire particulière d’Owen qui n’était pas marié et en outre ouvertement homosexuel.

Paul Groves ©Stofleth

Paul Groves à peine plus jeune que l’œuvre qu’il chante à la voix au départ un peu engorgée, révèle de nouveau et très vite toutes ses qualités : ductilité, savant dosage entre les mezze voci et les aigus triomphants, timbre qui garde une étonnante pureté, intensité dans les moments les plus dramatiques.
Lauri Vasar confirme les belles qualités qu’on connaît (il fut récemment Gloster déchirant dans le Lear salzbourgeois), beauté du timbre, belle diction, belle projection, mais moins d’intériorité peut-être que son collègue ténor.

Ekaterina Scherbachenko, est comme on l’a dit, une sorte de veuve universelle qui en enterrant le poète salue tous les morts. Une prestation sans défaut technique, bien dominée, mais sans particulière émotion, un peu extérieure. La voix manque d’expressivité et un peu de projection notamment à l’aigu, alors qu’elle se montre plus concernée dans les moments plus intimistes.

Ekaterina Scherbachenko ©Stofleth

Mais ce sont les masses chorales et orchestrales qui sont ici  les maîtres de l’espace : un chœur immense, renforcé (ce ne sera pas la seule occasion cette année…) très bien préparé par Geneviève Ellis, avec des moments très subtils, un réel travail des contrastes et une belle diction, et qui surtout chante  de mémoire, et participe avec engagement à la mise en scène en envahissant l’espace à la fin : beaucoup de couleurs dans ce chant où les voix explosent (Dies irae), mais aussi montrent une retenue qui va jusqu’au murmure (derniers moments), en des contrastes vraiment conduits de manière exceptionnelle. Une de ses prestations les plus impressionnantes.
La Maîtrise aussi avec ces enfants extérieurs, témoins et aussi victimes dirigés par Karine Locatelli montre un belle capacité d’émotion, et aussi une véritable expressivité. Tout cela est remarquable et montre le degré d’engagement des personnels artistiques qui justifient pleinement les récompenses internationales reçues.
Mais l’architecte et le maître d’œuvre c’est Daniele Rustioni qui réussit à diriger l’ensemble impressionnant de ces masses, et notamment les deux orchestres, avec une énergie et une fougue à souligner, mais aussi une capacité à retenir le son, à lui donner sens aussi notamment dans les moments les plus sarcastiques et les plus grinçants, qui ne cherche pas à s’imposer, mais qui accompagne : la manière dont l’orchestre accompagne les solistes quelquefois aux limites du parlando s’apparente presque à un dialogue intime. Les écarts de dynamique, les passages les plus intérieurs mais aussi les moments les plus spectaculaires, sont pris à bras le corps par un orchestre sans aucune scorie, parfaitement concentré, dynamisé par le chef qui semble être partout. Une très grande prestation, un accompagnement orchestral exceptionnel grâce à des musiciens tendus et attentifs, mais aussi visiblement très engagés autour de leur nouveau directeur. Une inauguration parfaitement réussie et dont le résultat exceptionnel montre la pertinence du choix et qui surtout laisse augurer de grands moments futurs.

Rituel ©Stofleth

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 3 AOÛT 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; MeS: Frank CASTORF)

Acte III © Enrico Nawrath

 

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Götterdämmerung 2014(2)
Götterdämmerung 2015
Götterdämmerung 2016
Abécédaire

Acte II © Enrico Nawrath

La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.

Le monde comme il va (mal)

 Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).

Acte I © Enrico Nawrath

En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.

Hagen
Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.

Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.

Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre,  et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.

Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.

Acte II © Enrico Nawrath

Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau.  Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…

Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.

Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.

Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…

Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.

Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 2 AOÛT 2017 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; MeS: Katharina WAGNER)

Acte II Liebesduett © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Une vision générale
La production de Tristan und Isolde avait un peu déçu à la création en 2015, et cette année encore à la première, Katharina Wagner a reçu des huées, un spectateur s’est même distingué en poussant un buh ! aussi sonore que scandaleux pendant la Liebestod.
A voir et à revoir cette production, elle ne manque ni d’intelligence, ni d’une volonté ferme d’aller jusqu’au bout d’un concept qui a sa cohérence même s’il banalise l’histoire. Au lieu de consacrer le mythe des amants, Katharina Wagner propose de partir des données initiales, à savoir l’amour préexistant de Tristan et d’Isolde, impossible à réprimer, de faire de ces deux êtres des victimes d’un mariage politique. Il n’y a pas de contradiction avec le mythe. Le voyage de Tristan et Isolde est douloureux pour les deux au premier acte puisque leur amour est obéré d’une part par la situation, d’autre part par le sens de l’honneur de Tristan dans le monde chevaleresque médiéval.
Ce qui fait la différence ici ce sont deux éléments :
– d’une part la volonté des amants de vivre au grand jour cet amour (pourtant nocturne)
– d’autre part l’attitude de Marke, qui refuse la situation pour sauvegarder les apparences.

Il y a donc deux mondes, un monde du calcul politique pour qui tout doit aller selon les formes, indépendamment de la substance, et un monde personnel et intime des émotions et des moi qui veulent vivre leur passion, pour qui tout est substance et rien n’est forme.
Toute l’histoire réside dans la totale incompatibilité des deux univers, que Katharina Wagner concentre dans sa manière de traiter le personnage de Marke, loin du vieillard accablé dans sa chair, mais plutôt le roi qui doit gérer une sale histoire politique qui gêne ses objectifs.
Katharina Wagner refuse de laisser aller le spectateur à une sorte d’ivresse musicale alimentée par la musique de son aïeul. Elle revient à une analyse froide et distanciée d’une situation et d’un contexte, avec le bistouri caractéristique du Regietheater, qui refuse les moments attendus : pas de navire au premier acte, mais un enchevêtrement d’escaliers à la Escher, qui se meuvent sans cesse, qui sans cesse aboutissent au vide en une sorte de labyrinthe amoureux impossible. Le philtre n’est pas bu (inutile dans ce cas) et la fiole est vidée ensemble.
Après qu’Isolde et Brangäne eurent été jetées dans une cour sombre, bientôt rejointes par Tristan et Kurwenal, le duo d’amour du 2ème acte est cassé pour l’essentiel par l’apparat du décor et des accessoires, hauts murs d’une prison, projecteurs violents qui éclairent les amants et surveillance permanente de Marke et ses sbires en hauteur. Au fond de la cour, il se passe beaucoup de choses aussi, dissimulation sous un grand drap brun éclairé par des petits étoiles, grilles multiples qui semblent être des parkings à vélo dont on voit le modèle dans Bayreuth, qui deviennent instruments de torture, volonté de mourir en s’ouvrant les veines etc.…Un lieu dont on n’échappe pas, et peut-être fait pour mourir…
Si au deuxième acte les amants essaient d’abord de se dissimuler, l’exaltation fait qu’ils s’exposent à la lumière des projecteurs, jusqu’à vouloir mourir ensemble, mais cette mort leur est empêchée par Marke arrivant avec Melot, qui ne veut surtout pas d’une mort à deux. Ainsi donc Marke ne surprend pas les amants mais intervient pour empêcher le pire, non dans leur intérêt mais dans le sien propre. Il hésite d’ailleurs à sacrifier Tristan, arrache Isolde et l’emmène, pendant qu’il laisse Melot faire le sale boulot. Un Melot qui aussitôt après semble pris de trouble, de remords devant un Tristan qui semble déjà passé à meilleure vie. C’est sur ce trouble que tombe le rideau
Le troisième acte est au départ plus conforme : une autre ambiance dans les éclairages brumeux sublimes de Bayreuth. La mise en scène du troisième acte, avec le très long monologue de Tristan est toujours un peu une gageure : Katharina Wagner entre dans l’univers visionnaire et délirant de Tristan, et en suivant le texte, fait apparaître dans des bateaux stylisés dans lesquelles des fantômes/fantasmes d’Isolde apparaissent, qui échappent à Tristan sans cesse dans une sorte de quête désespérée.
La fin est plus radicale.
L’arrivée tardive d’Isolde n’ayant pas empêché la mort de Tristan, conformément au livret, elle prépare avec Kurwenal le cadavre, mais l’arrivée de Marke (brutale), interrompt l’action, la scène s’éclaire comme si dans l’ombre tous étaient déjà là depuis longtemps. Marke, Melot, Brangäne sont entourés de soldats, avec un catafalque, et les soldats portent une écharpe de deuil. Funérailles que Marke veut officielles, politiques sans aucune autre forme de procès : on dresse donc le catafalque et le cadavre de Tristan. Mais Kurwenal ne l’entend pas ainsi et c’est un massacre mutuel : les cadavres gisent en tas, et sur scène restent seuls Marke, Brangäne, Isolde.
Isolde chante donc sa Liebestod dans un beau mouvement où elle dresse le corps de Tristan à ses côtés, comme s’il était vivant, dans une dernière étreinte. Mais visiblement Marke estime qu’on a trop perdu de temps et arrache Isolde à son Tristan, et l’emporte, dans le même mouvement qu’il l’emportait au 2ème acte, pour laisser sur scène le cadavre de Tristan abandonné sur le catafalque, et Brangäne, seule et désemparée.

Acte II © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les personnages

Plusieurs observations sur une mise en scène qui déstabilise le public et n’a pas enthousiasmé la critique :
Les personnage de Tristan et Isolde sont traités dans la vérité d’un amour et d’un besoin absolu l’un de l’autre, sans rémission, sans aucune considération sur leurs destins individuels ou sur le regard d’autrui : ils existent, l’un pour l’autre, à l’exclusion de tout le reste. Ils s’excluent de toute société, et ainsi, acceptent les destins quels qu’ils soient, ils portent les mêmes couleurs, un bleu soutenu, une sorte de bleu céleste et profond qui tranche sur les couleurs des autres personnages. C’est en fait les deux personnages les plus conformes à l’histoire et à la tradition.
Brangäne et Kurwenal sont tous deux à la fois dépendants des deux premiers, et essaient sans cesse de les faire revenir à la réalité du quotidien, qui est compromis, voire compromission. Ils sont leur seul lien vers les autres, des représentants d’une raison sociale qu’ils ne peuvent que mal défendre, ils sont le relatif qui se bat contre l’absolu, mais en même temps leur destin est étroitement scellé aux amants : ils sont là, toujours là, cherchant à empêcher le pire, au premier acte où ils font tout pour bloquer issues et coursives, et empêcher une rencontre, mais aussi pendant le duo du deuxième acte où ils essaient, prisonniers eux aussi des haut murs qui barrent tout horizon et tout futur, d’en sortir sans succès.
À la fin du III, Kurwenal est mort et Brangäne laissée seule avec le cadavre de Tristan, sans fonction, sans futur non plus.
Kurwenal à l’instar de Brangäne est un combattant de l’inutile, ce sont tous deux des personnages trop terriens, trop prosaïques, pour lutter à armes égales, ils portent les mêmes couleurs et des costumes voisins, leur statut est semblable, celui des confidents désespérés.
Marke et ses sbires, mais aussi Melot sont en jaune-moutarde, une couleur désagréable et vive : le jaune n’est-il pas selon certains la couleur des cocus, des traitres et des jaloux ? Cette identification qui tranche avec les autres costumes est violence en soi, tant elle est désagréable au regard, renforcée par le chapeau et la fourrure de Marke : le chapeau qui dissimule le visage et la fourrure qui donne le statut et le pouvoir. Marke est celui qui surveille, qui veille à ce que les formes soient respectées, et qui doit se débarrasser d’un gêneur. Tristan n’est pas seulement le rival en amour mais sans doute aussi le rival en politique : un bras armé de la monarchie trop noble, trop puissant et donc trop dangereux. Rival en amour, il pourrait aussi tramer avec Isolde quelque méfait : Sieglinde et Siegmund contre Hunding chez Wagner, mais tant de couples chez Shakespeare ou Marlowe qui se débarrassent du roi gêneur. Rien de tel n’est écrit bien sûr, rien de tel n’est dit, d’autant que le discours de Marke dans le livret peut se prêter à toute autre interprétation. Mais si on le lit avec une clef exclusivement politique, c’est un discours qui condamne le traître, dans une sorte de tribunal où le traitre ne répond pas
« O König, das
kann ich dir nicht sagen;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren.»
Georg Zeppenfeld, les deux années précédentes, allait jusqu’au bout de la figure voulue par la mise en scène et se comportait en salaud patenté. C’était même la marque de fabrique de ce Marke et de cette mise en scène, que de transformer le roi en monstre glacial et calculateur.

Ce que change l’arrivée de René Pape
Le changement de distribution, où René Pape (après deux décennies d’absence de Bayreuth)  chante Marke, a demandé une réadaptation de la mise en scène au chant et à l’expression de René Pape –  encore un exemple du Werkstatt Bayreuth.
Zeppenfeld était un Marke jeune, un roi qui avait à asseoir son pouvoir et à se débarrasser des dangers potentiels.
René Pape introduit par son interprétation même un espace humain plus large, plus complexe que le méchant absolu de Zeppenfeld, et donne du même coup à la mise en scène « du mou », un espace où les hésitations des hommes et où les sentiments, avec leur fragilité et leur relativité, peuvent s’épanouir, un espace pour le doute. Car René Pape est plus âgé que Zeppenfeld, avec une voix plus profonde, à peine vieillie (il fut avec Abbado en 2004 à Lucerne dans l’acte II de Tristan, le plus grand des Marke, un monument insurpassable et insurpassé) et il ne peut faire le même personnage. Il chante donc avec une autre expressivité, d’une manière plus bouleversée, plus personnellement atteinte, plus intérieure aussi, comme s’il se chantait à lui-même : c’est un homme blessé presque contraint, presque poussé par un Melot (Raimund Nolte, remarquable, l’un des meilleurs Melot qui soit donné d’entendre, alors que souvent c’est un rôle sacrifié) plus âme damnée que chevalier. Marke est venu pour sauver Isolde de la mort qu’elle veut se donner, et Marke laisse le poignard à Melot non parce qu’il laisse aux médiocres les basses œuvres et qu’il ne veut pas se salir (ça c’était Zeppenfeld), mais parce qu’il en est simplement incapable et qu’il ne veut pas voir ça. Et s’il emmène Isolde avec lui, c’est tout autant pour la soustraire à Tristan que la soustraire au spectacle de la mort du héros. Ainsi le sens de la scène en est changé, et du même coup le sens de la Liebestod.
Au dernier acte en effet : Marke vient pour des funérailles officielles (il a donc vu et su la mort de Tristan, il continuait donc d’être dans l’ombre…) qui peut-être sont alors sincères, et pour chercher Isolde, pour en finir sans doute avec cette histoire et quelque part pour la sauver, comme au deuxième acte, de la mort, même si c’est une Liebestod. Marke, c’est d’une certaine manière la volonté de vivre.

Acte III final © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Un parti pris radical

Il y a donc dans ce travail de Katharina Wagner certes un parti pris de lutter contre le mythe, ou plutôt lutter contre les effets de catharsis chez le spectateur, une volonté de distancier, très brechtienne, assez idéologique, et d’expliquer par des raisons humaines (qui peuvent être politiques ou cyniques) les comportements et les réseaux de causalités. Elle ouvre ainsi – peut-être pas toujours avec doigté (mais c’est voulu) – d’autres espaces à cette histoire où toutes les mises en scène, Chéreau dont ce n’est pas le meilleur travail compris, restent dans le mythe, et dans la musique enivrante de Wagner qui nous atteint physiquement. Katharina Wagner connaît trop bien un phénomène dans lequel elle a vécu toute sa jeunesse et elle cherche donc autre chose, qui puisse aussi éclairer l’histoire, la faire descendre du piédestal et montrer de cette œuvre d’autres horizons. On peut ne pas partager cette vision, on ne peut nier sa logique : on comprend alors mieux la sécheresse des décors de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert, leur aspect géométrique, acéré et coupant, la volonté de noirceur, de froideur qui domine toute la soirée, et surtout le refus d’un esthétisme (on se rappelle Ponnelle sur cette même scène, mais aussi Heiner Müller) qui ramènerait le spectateur à la chatoyance de la musique et lui ferait abolir une fois de plus la distance que Katharina Wagner désire installer.

La splendide exécution musicale

La distribution
Ce qui caractérise aussi la soirée c’est une exécution musicale supérieurement réussie à tous niveaux. On a évoqué le cas de René Pape, impérial d’intériorité et de présence, à la voix profonde et sonore, incroyable d’humanité. On évoquera évidemment Stephen Gould, le Tristan du moment, en pleine forme en pleine voix, au timbre clair, à la diction impeccable, à l’émission complètement maîtrisée et contrôlée, simplement prodigieux.
Iain Paterson en Kurwenal a à la fois l’élégance, et l’expressivité, il a la retenue et en même temps la tension, son texte est dit de manière impeccable et il est doué d’une vraie présence dans ce rôle qui lui convient mieux que Wotan : il est vrai aussi que la direction d’acteurs de Katharina Wagner est moins millimétrée que celle de Castorf.
Les seconds rôles sont tous très bien interprétés : aussi bien, on l’a dit, le Melot de Raimund Nolte, vraiment excellent, que Tansel Akzeybek, à la voix de ténor toujours claire, acérée, très bien projetée dans le double rôle du berger et du jeune marin, ainsi que Kay Stiefelmann (ein Steurmann), qui intervient très peu, mais donc on reconnaît immédiatement le beau baryton qu’il sera sous peu.
D’une rare intensité, puissante, présente, la Brangäne de Christa Mayer, qui a sans doute le plus gros succès auprès du public avec Stephen Gould : c’est aujourd’hui l’une des meilleures Brangäne qui soient, expressive, au chant nuancé, coloré, à l’engagement vocal sans failles, vraiment extraordinaire.
Quant à l’Isolde de Petra Lang, voilà une voix clivante qu’on aime ou qu’on déteste. On ne peut nier un véritable engagement, une volonté d’interpréter le rôle, une voix au volume important, des aigus triomphants, une Liebestod très contrôlée, que le tempo large de Christian Thielemann accompagne et fait respirer. On ne peut nier non plus des moments où la voix s’échappe, mal contrôlée, pas toujours juste, avec des sons moins agréables. Ce n’est pas l’Isolde de mes rêves mais soyons justes, elle a eu naguère des moments plus difficiles et on est loin d’une prestation médiocre. C’est une Isolde digne, sans être celle du moment.

 

Une direction musicale fascinante
Enfin, Christian Thielemann, moins complaisant dans la recherche du son que les années précédentes, fait entendre un orchestre totalement bluffant. D’abord ce qui frappe, c’est l’absolue maîtrise des volumes et du son, c’est l’absolue maîtrise de la fosse, c’est un son orchestral d’une incroyable pureté, complètement dominé, massif et fascinant, qui vous saisit dès le prologue, c’est aussi une démonstration impressionnante de science des équilibres et des couleurs, dont toute la palette est utilisée, c’est enfin une énergie et une tension qu’on n’avait pas les autres années et qui cette année frappe. Ce n’est pas toujours émouvant – mais cette mise en scène n’appelle pas l’émotion- c’est plutôt fascinant à chaque instant dans le rendu. Seules les dernières notes excessivement tenues, me paraissent un peu exagérées et complaisantes. L’orchestre conduit par Thielemann n’a pas toujours la clarté ou les qualités cristallines de certains, mais il produit un son quasiment unique dans ce théâtre, un son qui vous rend ivre, presque hypnotisé.
Impeccable et discutable en même temps, ce Tristan ne mérite pas la violence de certaines réactions, mais il appelle sans conteste d’âpres discussions : c’est justement pour ça qu’on vient aussi à Bayreuth.[wpsr_facebook]

Acte I © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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Musikalische Leitung Christian Thielemann
Regie Katharina Wagner
Bühne Frank Philipp Schlößmann
Matthias Lippert
Kostüm Thomas Kaiser
Dramaturgie Daniel Weber
Licht Reinhard Traub
Chorleitung Eberhard Friedrich
Tristan Stephen Gould
Marke René Pape
Isolde Petra Lang
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Brangäne Christa Mayer
Ein Hirt Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Junger Seemann Tansel Akzeybek

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: Die WALKÜRE de RICHARD WAGNER le 30 JUILLET 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; Ms: Frank CASTORF)

Voir aussi :

Walküre 2010 (Prod.précédente, Thielemann/Dorst)
Walküre 2014

Walküre 2015
Walküre 2016

Dans l’économie di Ring, Die Walküre a une place à part, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une histoire qui peut être détachée du reste, l’histoire close de la désobéissance de Brünnhilde, et ce n’est pas un hasard si l’an prochain à Bayreuth, c’est Walküre qui été choisie pour les débuts de Placido Domingo dans la fosse. On ne commentera pas par pudeur le goût très marketing de cette programmation destinée à faire buzz, mais Die Walküre se prête à l’expérience plus facilement que les autres journées du Ring.
La deuxième raison, c’est que la mise en scène en est peut-être plus simple, plus linéaire : peu de chanteurs (les Walkyries mises à part, mais elles apparaissent au III seulement), des scènes qui sont essentiellement des duos : Siegmund-Sieglinde, Wotan-Fricka, Wotan-Brünnhilde deux fois, et quelques démonstrations spectaculaires, Wälse pour le ténor au premier acte, les Hojotoho de Brünnhilde au deuxième, et la chevauchée des Walkyries au troisième.
Dans cet ensemble, le duo du deuxième acte entre Wotan et Brünnhilde est un des moments clefs de l’œuvre, où tout est dit, et où l’on perçoit même déjà l’idée de la fin (« Das Ende ! das Ende !) évoquée par Wotan, comme si tout était déjà conclu. Un duo intense que Chéreau avait magistralement réglé, avec le jeu du miroir et le pendule, dont tous les spectateurs se souviennent, sans doute le travail le plus accompli qui ai jamais été conduit sur cette scène. Il faut un chanteur qui une fois de plus, sache non seulement chanter, mais aussi dire, car le rythme des mots, l’expression « parlée » me paraît ici essentielle : il s’agit d’une conversation intime, d’une confession de Wotan à sa fille, d’autant plus essentielle que Brünnhilde va désobéir, tout en sachant ce que Wotan lui a raconté, et peut-être parce qu’elle le sait, et aussi parce que confusément peut-être Wotan a déjà tout écrit, le crépuscule des Dieux et la fin de son monde.
La conséquence est qu’au-delà du spectaculaire ponctuel, Die Walküre reste un opéra intimiste : intimité Siegmund-Sieglinde, intimité Wotan-Brünnhilde et d’une certaine manière intimité Wotan-Fricka.
La conséquence aussi, c’est une musique peut-être à la fois plus spectaculaire et peut-être plus aisée à diriger que Rheingold ou Siegfried, où les différences d’interprétation sont moins sensibles (d’une Chevauchée des Walkyries à l’autre, que choisir ?) sauf dans le deuxième acte justement, qui est aussi une clef musicale. Il est clair qu’à Bayreuth cette année en l’occurrence, Walküre réussit mieux à Marek Janowski que Rheingold, parce que l’œuvre passe très bien musicalement avec une direction plus « traditionnelle », plus conforme aux attentes et qu’on peut s’y laisser aller aux tempi larges, à la respiration, à tout ce qui fait l’ivresse (ou la fausse ivresse) wagnérienne.
Ainsi, Die Walküre en est d’autant plus délicat à mettre en scène, car il ne peut y avoir d’éléments très disparates qui casseraient le récit et la mise en scène de longs duos est aussi un défi pour les metteurs en scène : combien de trous noirs où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes !
C’est pourquoi pour moi c’est le moment le plus réussi de Chéreau, parce qu’il est arrivé à rendre une incroyable intensité à l’œuvre, à en faire un raccourci déchirant d’humanité : frère et sœurs isolés entourés de Hunding et de sa horde au premier acte, scène entre Wotan et Brünnhilde avec le pendule, extraordinaire annonce de la mort avec Brünnhilde qui apporte à Siegmund son linceul, apparition au troisième acte du rocher qui constitue l’une des images emblématiques de la production.
Pourquoi parler de Chéreau ? Parce que Chéreau a choisi de raconter avec précision le livret, en des images stupéfiantes qui n’ont pas été depuis effacées, des images mythiques fidèles à un mythe et que Castorf à l’opposé refuse le mythe et tombe dans l’histoire.
Et pourtant son travail sur Walküre est le moins contesté par le public, c’est d’une certaine manière le plus sage, que même l’imbécile qui plusieurs années de suite a arboré avec fierté un masque de sommeil pendant le Ring (un imbécile inculte, antiwagnérien), pourrait regarder, tant est évidente la « fidélité » au récit, même dans l’étrange contexte d’un puits de pétrole en Azerbaïdjan. Le travail de Castorf n’a d’ailleurs jamais consisté à détruire le récit ou trahir le livret : je mets au défi quiconque de trouver dans ce travail une infidélité aux caractères ou aux rapports entre les personnages. Castorf met en contexte, dans un contexte particulier, une histoire qu’il pense universelle :  quoi de plus universel que la soif d’or et de pouvoir.
Alors cette longue histoire pour lui commence dans Walküre. Nous allons avancer dans le temps à mesure que les journées passent : temps des pionniers (Walküre), temps des idéologies (Siegfried), temps du triomphe de l’argent (Götterdämmerung) qui se joue de tous les Crépuscules.
Castorf voit à travers la soif de l’Or celle qui a déterminé bonne part de notre histoire ces deux derniers siècles, celle de l’Or noir, c’est connu et nous n’y reviendrons pas. Un personnage aussi castorfien que Donald Trump le sait bien d’ailleurs.
Ainsi donc l’histoire de Walküre est inscrite dans le contexte des origines, les premiers puits d’Azerbaïdjan, dans le contexte d’une société encore profondément marquée par l’agriculture qui va sous les effets de cet or noir tout neuf se transformer, et générer des premières oppositions idéologiques. L’idée de Castorf, c’est que l’Or noir a été un enjeu partagé par les idéologies dominantes, mais son propre passé, sa jeunesse et sa culture le portent à mieux analyser les effets du stalinisme et des luttes idéologiques à l’Est, notamment en Russie, avec les différents mouvements ouvriers, l’anarchisme, le triomphe d’un ordre nouveau, aussi pesant que l’ancien.
D’où l’intelligence du décor conçu par Aleksandar Denić, qui est un décor à la fois stylistiquement très unifié, mais en même temps composite : tout en bois, il est une ferme (bottes de foin,  dindons qu’on nourrit), il est un puits de pétrole primitif, voire une église. Ce décor dit tout de l’histoire qui veut nous être proposée, dans sa rusticité – même les vidéos sont en noir et blanc, comme de vieux films muets – et dans ce qu’il annonce : Grane est figuré par un puits de pétrole, un chevalet de pompage que les anglais appellent « horsehead pump» (voir article Grane, dans l’abécédaire Castorf) et les écrits en russe et en azéri sont des incitations à produire plus de pétrole (certaines tradcutions sont données dans les articles sur Walküre les années précédentes).
Ce qui frappe dans la vision de Castorf, c’est une fois de plus sa distance par rapport aux symboles du Ring, Notung est bien fichée dans le bois, mais pas dans un arbre, elle est à la fois sur la terrasse, mais aussi dans la bâtiment, et c’est là que Siegmund va la retirer. Deux Notung pour le prix d’une : les tenants de la tradition seront comblés. Mais le Ring , c’est aussi la violence: dans la maison de Hunding on laisse traîner un cadavre ensanglanté dans une charrette, trace de batailles récentes, et Hunding rentre à la maison avec une tête fichée au bout de sa lance, avec d’ailleurs un effet ironique qui fait rire certains dans la salle tant l’affaire est caricaturale.
Castorf nous amuse aussi avec un Wotan toujours attentif à l’histoire qu’il construit, mais se distrayant avec des cousettes qui adorent les gâteaux (on le voit à l’écran, comme dans un film muet) pendant qu’il a un oeil (le seul?) sur le frère et la sœur qui se retrouvent : à l’instar d’Alberich et de manière moins démonstrative, Wotan a renoncé depuis longtemps à l’amour, depuis l’aventure avec Erda peut-être…alors il regarde avec distance ce frère et cette sœur qui vont jouer à ce jeu illusoire et délétère de l’amour à mort.
Castorf s’amuse aussi avec l’histoire du philtre et du narcotique : pour mieux nous en faire comprendre tous les ressorts, il montre à l’écran Sieglinde préparant le philtre avec des mimiques si ridicules et exagérées (comme dans un mauvais film muet cette fois) qu’il y a des rires justifiés en salle. Il nous indique ces ingrédients comme un bric à brac de l’opéra traditionnel (philtres, endormissements agités, amants magnifiques qui se retrouvent à l’insu du mari) nous montrant par là même que même Walküre peut n’être pas loin du vaudeville.
Le deuxième acte est moins évident, et bien plus délicat à régler, à cause de sa structure dramaturgique, faite de conversations (même l’annonce de la mort en est une) sans événement, sinon les dernières minutes de la scène finale.

Le cadre en est cette fois non plus l’extérieur, mais l’intérieur de cette ferme : chez les Hunding, on était isolé et rustique, chez les Wotan, on est rustique, mais un peu moins, plus riche et plus mécanisé, on a des esclaves parce qu’on commence un travail industriel. Fricka arrive portée par un serviteur se frotte le dos à peine l’a-t-il déposée, Wotan, vêtu à la Tolstoï (il va être une sorte de raconteur pendant cet acte) lit la Pravda, et montre à un serviteur comment couper la glace sans la gâcher (la glace à cette époque est un enjeu économique fort) d’autres s’affairent en arrière-plan.
La deuxième scène se passe pour l’essentiel à l’extérieur du bâtiment, Wotan conteur, sur son fauteuil patriarcal (comme dans le portrait de Tolstoï par Repin) installé par Brünnhilde sur un tapis qu’elle déroule et qui masque les flaques de pétrole…c’est le début de l’exploitation.
Déjà les crises se préparent, déjà les révolutions couvent et Brünnhilde écoute papa distraitement pendant qu’elle remplit un chariot de nitroglycérine, avec moins d’insistance que les autres années, car la mise en scène et les vidéos s’intéressent plus cette année aux caractères et aux individus. Mais elle l’écoute suffisamment pour aller annoncer sa mort à Siegmund, dans une scène d’une poésie insigne, où juchée en hauteur sur le puits de pétrole désossé (en est-il encore un, n’est-il pas, déjà, autre chose), elle regarde le couple arrêté dans sa fuite, avec une Sieglinde épuisée et au bord de la folie (voir comme elle observe tous les recoins et comme il fait claquer plusieurs fois la porte de la cuve vide (qui s’enflammera au III). Une scène qui peut-être avait plus de force quand Brünnhilde chantait juchée au sommet, aujourd’hui, elle descend au premier niveau pour être à vue directe du chef…mais il reste que ce moment est toujours fascinant.
Comme les autres années, le combat ne se déroule pas à vue, mais à l’intérieur du bâtiment, vu à la vidéo sur un drap tendu à l’entrée, une entrée où pendent des chaines (comme les chaines qui pendent à l’entrée de la caravane du NIbelheim dans Rheingold) avec un montage très serré, passant d’un personnage à l’autre. Clairement on voit Brünnhilde jetant sur le cadavre de Siegmund une carte, la Dame de Pique, comme le héros d’Apocalypse Now (La Chevauchée des Walkyrie…) en jetait sur les cadavres des Viêt-Cong, et le jeu accéléré sur les têtes de Siegmund et de Hunding au rythme de la musique renforce le côté haletant de la scène, mais à l’écran, comme à distance, sans lui donner l’extrême violence – quelquefois insupportable au public qui hurlait- , de Chéreau sur le théâtre. C’est évidemment un choix : depuis Chéreau et Wotan qui serrait Siegmund dans les bras après l’avoir sacrifié,  les metteurs en scène se sont ingéniés à trouver une image nouvelle qui cherchât à effacer l’ineffaçable : alors Castorf fort justement va ailleurs, il en fait un film d’action, loin de nous et pourtant si près.

La chevauchée des Walkyries au troisième acte est l’un des moments les plus virtuoses du Ring, et en tous cas le plus virtuose de la soirée. Parce qu’il représente pour les chanteuses un défi physique, parce qu’elles sont dispersées sur trois ou quatre niveaux, qu’elles montent et descendent, et doivent chanter ensemble. La plupart du temps, dans les autres mises en scène, elles sont ou alignées, ou disposées au même niveau pour une question d’efficacité technique du chant. Elles sont aussi toujours habillées du même costume (ou uniforme), une petite armée de la mort qui traîne les héros.
Ici, les héros, ce sont les révolutionnaires qui envahissent l’espace et qui sont immédiatement pris au piège et meurent : les Walkyries ont eu leur peau et chanteront au milieu des cadavres dispersés sur l’escalier qui mêne au sommet couronné par une…Étoile rouge. Le temps a passé.

Ces Walkyries, Castorf les individualise au contraire, les isole, leur donne des habits d’abord de dames de la bourgeoisie de Bakou venues de toute la Russie en Azerbaïdjan pour s’enrichir. Mais ce qui intéresse Castorf, c’est à la fois que chacune soit différente des autres, comme en une réunion hétéroclite de gens aux intérêts communs, et aussi  la question de la mutation, des changements, des évolutions, et certaines portent sur elles jusqu’à quatre costumes (tous magnifiques et souvent orientalisants d’Adriana Braga Peretzki) qu’elles changent au fur et à mesure, devenant des Walkyries de revue, avec leurs habits clinquants et leurs casques punk : dans ces Walkyries, Brünnhilde avec son lourd manteau de fourrure rousse, est la plus voyante et sans doute la plus importante. Pour le chant d’ensemble, cela demande une préparation précise, cela bouge dans tous les sens, cela monte et descend, cela boit sur la sorte de Biergarten installé en terrasse, et cela signifie donc mise en place millimétrée pour éviter les décalages.

Avec le dialogue Brünnhilde-Wotan, les choses changent. Sans doute les deux personnages bougent-ils un peu plus : Wotan lance à Brünnhilde une peau d’ours, en un mouvement violent et théâtral. Un ours ? annonciateur de l’ours ramené dans l’épisode suivant par Siegfried ? ours berlinois ? (Lire à ce propos l’article ours dans l’abécédaire Castorf). En tous cas la peau de l’ours est déjà là, alors qu’il n’est pas tué…

Wotan boit, joue avec ses cartes (les runes…) il jongle avec les destins d’une manière indifférente. La scène serait au fond assez traditionnelle jusqu’au moment où Wotan décide de suivre Brünnhilde dans ses suggestions (leb’wohl du kühnes, herrliches Kind), scène marquée par un embrasement de l’orchestre dans cet instant où il serre Brünnhilde dans ses bras et qui remue le cœur de tout spectateur. Alors une fois de plus Castorf casse l’effet (il faut toujours se méfier de la musique de Wagner…) car Wotan embrasse violemment et goulûment les lèvres d’une Brünnhilde outrée et blessée : ironiquement c’est la manière dont Castorf traduit la didascalie wagnérienne « sehr leidenschaftlich » (très passionnément).
Au-delà du geste, on sait que Wotan n’est pas à un inceste près : les relations familiales sont compliquées chez les Wotan, voir les liens familiaux qui uniront Siegfried et Brünnhilde, et donc Wotan à qui aucune femme n’est indifférente – une sorte d’épouseur du genre humain (rappelons-nous aussi son réveil entre sa femme et sa belle-sœur dans le Rheingold de cette production) – peut avoir subitement envie de Brünnhilde. Plus subtilement peut-être, il préfigure le baiser de réveil de Siegfried, lui donnant le baiser – le même – pour l’endormir : papa pour dormir et le neveu-fiancé pour le réveil. Ou bien il lui fait sentir ce qu’un réveil brutal avec un homme non choisi aurait pu être. En plus, Brünnhilde est encore Walkyrie et vierge à ce moment, et toute manifestation de sensualité lui fait horreur : il lui faudra un peu de temps dans Siegfried pour s’y résoudre. En bref, c’est, comme on dit un baiser chargé.
Enfin quand Brünnhilde s’allonge, elle se pose sur elle comme elle avait posé sur le corps de Siegmund une carte de tarots, et ça c’est un geste nouveau, édition 2017. La question des cartes dans ce Ring doit donc s’enrichir, avec leur signification pour Wotan et Brünnhilde qui se les partagent.
Tout cela dans un contexte de guerre, première comme deuxième guerre mondiale où les russes ont fait exploser les champs pétrolifères de Bakou pour empêcher l’armée allemande de s’en emparer (« opération Edelweiss », primitivement appelée Siegfried) (voir article Bakou de l’abécédaire Castorf). Les extraits qu’on voit d’un film comme Tschapajew (1934) des frères Wassiljew sont à double effet, ils réfèrent à la propagande stalinienne d’une part (le stalinisme naissant puis triomphant est implicite dans tout l’opéra) mais aussi à la DDR de Castorf enfant, où le film dans les années 50 a eu beaucoup de succès.
Cette mise en scène de Walküre est en même temps une mise en abyme. Sans altérer l’histoire, Castorf, après un Rheingold très différent, prologue presque hors temps, qu’il inscrit dans la grande mythologie des films américains des années 50 , se met désormais dans la logique d’un récit historique continué qui commence dans Walküre, aux origines de l’Or noir, dans un décor très daté, plus archaïque, dont la rusticité raconte les origines, les rapports sociaux inégalitaires, les premiers effets du pétrole, mais aussi, par ses visions cinématographiques apocalyptiques, un monde en explosion, un mode de destruction qu’on avait déjà entrevu sur les télés de Rheingold.

Sans conteste cette année, la distribution est plus homogène, d’une part parce que bien des chanteurs étaient déjà l’an dernier présents, et que ceux qui sont arrivés non seulement se sont bien adaptés, mais ont donné bien plus de cohérence à l’ensemble, et musicalement et scéniquement.

C’est le cas de Sieglinde, confiée cette année à Camilla Nylund, dont la silhouette rappelle la triomphante Anja Kampe des premières années, même si le chant est plus lyrique et un peu plus retenu. C’est une Sieglinde intense, à la voix charnue, bien contrôlée, mais qui n’est jamais explosive comme pouvait l’être Kampe, une belle prestation qui en même temps permet à Christopher Ventris d’être plus à l’aise dans son Siegmund, chanté avec une voix claire, suave, bien plus séduisante que l’an dernier, même si les aigus restent en-deçà de ce qu’on pourrait attendre pour le rôle. Ventris, par son lyrisme, s’accorde parfaitement à cette nouvelle Sieglinde et leur couple est convaincant sans avoir ni l’un ni l’autre les moyens exacts de leur rôle. Intensité, rondeur, chaleur et engagement compensent très largement. Face à eux, le Hunding de Georg Zeppenfeld : très engagé cette année au festival, il n’a peut-être pas l’assise de l’an dernier, et peut-être la voix est-elle un peu claire pour le rôle, mais la diction est toujours fascinante, tout comme l’intelligence du texte qui va avec. Mais c’est justement peut-être un chanteur trop « fin » pour Hunding, trop « éduqué », – là où il convient à merveille à Gurnemanz par exemple.
L’autre arrivée dans cette distribution, c’est une nouvelle Fricka, Tania Ariane Baumgartner qui donne un vrai relief au personnage, une Fricka colère, agressive, vive, aux aigus tranchants, bien engagée, qu’on avait déjà bien perçue dans Rheingold, mais qui donne sa pleine mesure dans sa scène avec un Wotan (John Lundgren) maîtrisant mieux  cette année son personnage, vocalement très en forme, avec de puissants aigus et une vraie incarnation, bien dans le sens du travail de Castorf, très différent de Wolfgang Koch, moins « humain » même s’il a des mouvements de vraie tendresse, et plus « Wotan », où il est souvent impressionnant.
Catherine Foster est Brünnhilde. Après un Hojotoho initial mal projeté, la voix reprend ses droits, sûre, sans scories, avec une expressivité incroyable. Elle est dans une forme exceptionnelle. Elle se joue des aigus, mais surtout, garde une grande limpidité dans l’expression, avec de notables qualités de diction, son texte est dit avec une rare clarté ce qui n’est pas toujours évident pour un soprano. Magistral.
Le groupe des Walkyries n’est pas en reste, on a dit le désir de Castorf d’individualiser les personnages et ainsi par exemple la Schwertleite de Nadine Weissmann apparaît dans tout son relief, tandis que l’Helmwige très présente aussi de Christiane Kohl a toujours un suraigu un peu difficile et crié. Mais l’ensemble reste remarquable.

Les options de Marek Janowski à la tête de l’orchestre du Festival de Bayreuth, toujours magnifique, ont été moins déphasées par rapport à la mise en scène que dans Rheingold, d’abord parce que, comme expliqué plus haut, Walküre avec ses six personnages qui évoluent dans des scènes où les mouvements sont plus rares et moins convulsifs que dans Rheingold, permet sans doute de mieux contrôler, et la question du volume et des variations se pose moins (l’orchestre reste quand même assez fort ici) : on peut diriger en version « concertante » sans que cela n’affecte trop la scène. Ainsi la direction de Janowski, de toute manière plus en place que l’an dernier, est-elle ici de très bonne facture, une belle direction wagnérienne, avec de beaux moments (prélude, annonce de la mort, incantation du feu et final), plutôt attendus, et qui ne font pas hiatus avec ce qu’on voit en scène. Il y a là de la respiration, des tempi larges à l’intérieur desquels les chanteurs peuvent prendre leurs marges sans tension.

Une très belle soirée pour les chanteurs, et un travail scénique toujours fascinant et inépuisable,dans la perspective de revoir cette production l’an prochain, avec un nouveau Wotan (Matthias Goerne qui devrait nous offrir un deuxième acte sculpté) et un chef pour le fun et les fans, Placido Domingo. [wpsr_facebook]

 

 

 

SAISONS LYRIQUES 2017-2018: BAYERISCHE STAATSOPER – MUNICH

Siegfried (Production Andreas Kriegenburg) Munich 2013, © Wilfried Hösl

6 nouvelles productions, 31 productions de répertoire et un Ring représenté 3 fois dans son intégralité, ça fait au total 41 titres différents dont il est impossible de rendre compte dans son intégralité. La Bayerische Staatsoper, l’Opéra d’Etat de Bavière est riche et bien dirigée encore pour 4 ans (Klaus Bachler s’en ira en 2021) et Kirill Petrenko rejoindra Berlin, bientôt, tout en restant « Gast » c’est à dire chef invité jusqu’au départ de Bachler.

C’est bien là ce qui a été négocié pour que Munich ne perde pas Petrenko en route. Cela veut dire aussi qu’on est à la recherche d’un nouveau directeur musical, au profil international, au répertoire large qui devra relever le défi de succéder à un chef qui a pratiquement fait un sans-faute. J’ai eu la chance de voir toutes les productions dirigées par Kirill Petrenko et je serais bien en peine d’en désigner une qui soit une erreur de casting. Même La Clemenza di Tito critiquée par certains avait un air de neuf et d’incisif. Quant à Lucia di Lammermoor où on ne l’attendait pas ce fut une révélation. Pour le reste…
Munich mesure chaque jour la chance d’avoir un directeur musical, présent, actif, devenu en quelques années l’un des plus grands au monde. Sans aucunement d’ailleurs diminuer les mérites de Kent Nagano, qui fait désormais un beau travail à Hambourg, et qui fut lui aussi un très grand directeur musical à Munich.
Et puis il y a un intendant, Klaus Bachler, qui a su aussi construire une couleur à ce théâtre, diversifiant les nouvelles productions, jamais poussiéreuses, toujours « modernes » à des degrés divers que scandent les huées traditionnelles des premières, digne successeur de Peter Jonas à qui ce théâtre doit tant.
Pour le Wanderer, Munich est l’escale, le séjour obligé depuis plusieurs années, et pour tous les lecteurs qui veulent faire quelques voyages lyriques, Munich doit être une priorité, désormais accessible en TGV, en bus, et en vol Low cost depuis Paris.
Bien sûr, dans les représentations de répertoire, il y a des hauts et des bas (sur 31 productions, c’est inévitable), mais Munich est un théâtre qui sait se hisser au sommet dans tous les répertoires : qui va oser se mesurer au récent Andrea Chénier ? ou à l’actuel Tannhäuser ?
Je vais donc essayer de démêler l’écheveau de cette offre exceptionnelle, en parcourant les nouvelles productions, le Ring et quelques représentations de répertoire à l’offre alléchante, ainsi que les concerts symphoniques au lecteur ensuite le soin de tisser des couplages et des associations pour que le voyage soit musicalement rentable. Inutile de souligner qu’il faut d’abord se laisser guider par ce que Petrenko dirige, parce que si l’on trouvait encore quelques places il y a quelques années pour certains titres, les représentations dirigées par Kirill Petrenko sont désormais toutes prises d’assaut et complètes.

Nouvelles productions :

Pour 6 représentations en oct/nov 2017 (du 26 oct au 10 nov 2017) et deux pendant le festival (15 et 17 juillet 2018)

  • Le nozze di Figaro de W.A.Mozart. Voilà un titre essentiel pour un opéra de répertoire, qui va sans doute être repris des dizaines de fois et sur des années. Cette production va se substituer à celle de Dieter Dorn et Jürgen Rose qui remonte à 2001. C’est Christof Loy qui en assure la mise en scène (décors de Johannes Leiacker). Peu connu en France, et dirigeant essentiellement en Allemagne, le chef Constantinos Carydis en assure la direction musicale (il a eu un succès discret dans la nouvelle production de Pelléas et Mélisande l’an dernier). La distribution est dominée par Christian Gerhaher en Conte, aux côtés de la Contessa de Federica Lombardi, du Figaro d’Alex Esposito et de la Susanna d’Olga Kutchynska et du Cherrubino d’Anett Fritsch. Dans la distribution une Marzellina de haute noblesse : Anne Sofie von Otter.
  • Il Trittico de Puccini, nouvelle production mise en scène par Lotte de Beer, dans des décors de Bernhard Hammer, une nouvelle venue (des Pays Bas) dans le monde de la mise en scène, dont on parle beaucoup et qui est l’élève de Peter Kontwistchny. On lui confie une mise en scène dirigée par Kirill Petrenko, qui aborde, après Tosca, les trois opéras de Puccini d’un genre tellement différent. Pour la fin d’année sont prévues à partir du 17 décembre jusqu’au 1er janvier 6 représentations, et 2 représentations pour le festival en juillet, les 1’ et 16 juillet. La distribution est riche et alléchante :
  • II Tabarro : Wolgang Koch (Michele) et Eva Maria Westbroek (Giorgetta), ainsi que Yonghoon Lee en Luigi
  • Suor Angelica : Ermonela Jaho en suor Angelica et Michaela Schuster en Zia pricipessa
  • Gianni Schicchi : Ambrogio Maestri en Schicchi, Rosa Feola (Lauretta), Pavol Breslik (Rinuccio) et Michaela Schuster en Zita

C’est évidemment immanquable, bien sûr à cause de Petrenko, et aussi d’une distribution certes peu italienne (Ambrogio Maestri et Rosa Feola exceptés), mais avec des chanteurs parmi les plus importants du moment.

Une rareté, un Verdi français peu joué y compris en France (où Rolf Liebermann l’a proposé en 1974, mais en italien), on l’a entendu il y a quelques années à Londres, à Amsterdam, à Genève

  • Les Vêpres siciliennes, livret de Eugène Scribe, direction musicale de Omer Meir Wellber, qui cette année a triomphé dans Andrea Chénier. La réalisation scénique en est confiée à Antu Romero Nunes, à qui l’on doit Guillaume Tell il y a trois saisons (été 2014) dans ce même théâtre, une production honnête sans être exceptionnelle. Ce fut discuté, comme souvent le sont les mises en scène de cet artiste.
    La distribution, étrangement, n’a aucun français à l’horizon, puisqu’Hélène est confiée à Carmen Giannattasio, Henri à Bryan Hymel (je ne suis pas sûr que Bryan Hymel soit la voix du jour pour ce rôle), Montfort sera George Petean, et Procida Erwin Schrott. Certes, c’est une distribution bien internationale, mais presque convenable pour la version italienne, pas totalement convaincu de ces choix pour l’original français. C’est un grand opéra à la Meyerbeer, et les voix devraient être plus proches de celles des Huguenots que du Ballo in maschera. Henri est un rôle typique pour Florez, par exemple.

Un Leoš Janáček bien servi par les productions internationales, Aus einem Totenhaus, De la maison des morts (Z mrtvého domu) puisque Chéreau ou Grüber en ont livré des visions qui restent dans les mémoires, qui cette fois encore fera sans doute événement, puisque Frank Castorf fera sa première mise en scène à Munich.

  • Aus einem Totenhaus (Z mrtvého domu) pour 7 représentations du 21 mai au 8 juin (et le 30 juillet) dans la mise en scène de Frank Castorf et son équipe Aleksandar Denić pour les décors et Adriana Braga Peretzki pour les costumes et dirigé par l’excellente Simone Young. Dans la distribution, on relève les noms de Peter Rose, d’Aleš Briscein, de Charles Workman et de Bo Skhovusentourés de la plupart des éléments de la troupe excellente de Munich. Une production à ne pas manquer si on est amateur de Frank Castorf.

Vient alors le sommet de la saison, attendu par le landerneau lyrique et les Kaufmannolâtres, mais aussi les stemmolâtres, mais aussi les Petrenkistes :

  • Parsifal de Richard Wagner, dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors de Georg Baselitz, dirigé par Kirill Petrenko, qui continue d’égrener un à un les plus grands opéras de Wagner (il y manque Tristan und Isolde, Lohengrin, Der Fliegende Holländer. Je ne suis pas sûr que Pierre Audi enthousiame autant que Romeo Castellucci dans Tannhäuser, mais on viendra pour voir les décors de Baselitz, et pour entendre une de ces distributions dont Munich a le secret et qui en fait la plus importante scène aujourd’hui, songez : Jonas Kaufmann (Parsifal) Nina Stemme (Kundry) Wolfgang Koch (Klingsor), Christian Gerhaher (Amfortas), René Pape (Gurnemanz) Bálint Szabó (Titurel).
    C’est la production d’ouverture du Festival, pour 5 représentations du 28 juin au 31 juillet, avec retransmission le 28 juin à la radio (BR Klassik) et le 8 juillet en streaming sur Staatsoper TV.
    Vous courrez, vous les wagnériens, d’autant que le Festival 2018 propose le Ring de Kriegenburg par Kirill Petrenko pour une semaine (voir plus loin).

Une des lignes de programmation de Klaus Bachler a été de proposer chaque année une pièce du répertoire baroque qui n’est pas vraiment la tradition de la maison : elle est réservée au magnifique et émouvant Prinzregententheater, réplique en plus petit du Festspielhaus de Bayreuth. Ce sera en 2018 du Haydn.

Orlando paladino, de Josef Haydn, dirigé comme de coutume par Ivor Bolton dans une mise en scène d’Axel Ranisch, cinéaste, acteur mais aussi metteur en scène d’opéra, puisqu’Orlando Paladino sera sa quatrième mise en scène (déjà deux productions à Munich et une à Hanovre) c’est un des bons représentants de la jeune génération. La distribution comprend Sofia Fomina, Hélène Guilmette, Mathias Vidal, Edwin Crossley-Mercer, Guy de Mey, David Portillo Tara Erraught et Dovlet Nurgeldiyev.

Peu de représentations :  quatre représentations du 23 au 29 juillet 2018.

Avant d’évoquer les titres du répertoire susceptibles d’intéresser, signalons que pour la dernière fois, Kirill Petrenko reprend deux fois en saison et une fois pendant le Festival Der Ring des Nibelungen dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg en saison en version étirée (à partir du 11 janvier) et pendant le Festival en version concentrée en une semaine (à partir du 20 juillet, histoire de faire la nique à Bayreuth qui commence le 25 juillet).
Ring 1 : 11/19/31 janv./8 févr.

Ring 2 : 13/22 Janv/3 févr./11 févr.
Ring 3 : 20/22/24/27 juillet

Quant à la distribution, elle est de celles qu’on ne rate pas : Wolfgang Koch (Wotan), Ekaterina Gubanova (Fricka), John Lundgren (Alberich), Nina Stemme (Brünnhilde), Anja Kampe (Sieglinde), Simon O’Neill (janvier)/Jonas Kaufmann(juillet) Siegmund, Stefan Vinke (Siegfried), mais aussi Markus Eiche, Ain Anger, Alexander Tsymbalyuk, Golda Schultz, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Norbert Ernst, Hans-Peter König et tous les autres…

Soyez prudent pour les réservations : Koch, Stemme et Kampe, même sans Kaufmann, cela se prévoit, et avec Kaufmann…Ce sera la ruée, d’autant que ce sera sans doute le dernier Ring dirigé par Petrenko avant son départ et qu’à Bayreuth c’est une saison sans Ring, puisqu’après Castorf, le prochain Ring est proposé en 2020. Que de raisons pour déjà, réserver la période.

Au choix à opérer entre les 6 nouvelles productions, 3 éditions du Ring de Wagner s’ajoutent les 31 productions de répertoire.

Chaque production de répertoire attire pour un élément ou l’autre, ici le chef, là les chanteurs. Ainsi Anja Harteros chantera-t-elle une quinzaine de soirs dans Tosca, Andrea Chénier (toujours avec Jonas Kaufmann), Ballo in maschera (à ne pas manquer, avec Jean-François Borras en Riccardo) et Arabella, et Jonas Kaufmann, outre Andrea Chénier et Parsifal, est affiché dans Walküre (une soirée en juillet) et une soirée avec orchestre (Ô Paradis) dirigée par Bertrand de Billy le 10 décembre 2017.
Tosca en novembre 2017 avec Anja Harteros, en juillet 2018 avec Anna Netrebko
Andrea Chénier fin novembre-début décembre 2017 avec Harteros/Kaufmann
Ballo in maschera en février-mars (3 représentations)
Arabella en juin et juillet 2018 (dirigé par Constantin Trinks).

Notons au passage une série de Carmen avec en alternance Anita Rashvelishvili (Octobre 2017, direction Omar Meir Wellber) et Elina Garança (février 2018, direction Karel Mark Chichon) et que les nouvelles productions de 2016/2017 changent de chef : Die Gezeichneten avec la même distribution sera dirigé par Markus Stenz, autre bon spécialiste du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk, toujours avec Anja Kampe sera confié à la baguette d’Oksana Lyniv l’assistante (excellente) de Kirill Petrenko ; c’est le jeune et talentueux Giacomo Sagripanti qui reprend La Favorite  en février 2018 avec Clementine Margaine, Matthew Polezani et Ludovic Tézier et Semiramide sans Joyce Di Donato, mais Albina Shagimuratova et sans Lawrence Brownlee, mais Michele Angelini sera dirigé pour trois représentations en juin 2018 par Riccardo Frizza.

Comme d’habitude, Kirill Petrenko se réserve peu de reprises, se concentrant cette fois sur Rosenkavalier (à ne jamais manquer) avec Adrianna Pieczonka en Marschallin et Peter Rose en Ochs (Mars 2018)
Le Petrenko 2018 sera donc au pupitre de
– Trittico (Puccini)
– Rosenkavalier (Strauss)
– Der Ring des Nibelungen (Wagner)
– Parsifal (Wagner)
Il dirigera aussi Tannhäuser au Japon en septembre 2017 (avec Annette Dasch et non Anja Harteros), pour les amateurs désireux de voyages encore plus lointains.

Mais n’oublions pas non plus les Akademiekonzerte, les 6 concerts symphoniques du Bayerisches Staatsorchester dont Kirill Petrenko dirigera trois:

  • les 8,9,10 octobre: Mahler, Brahms
    Gustav Mahler
    Lieder aus Des Knaben Wunderhorn
    Johannes Brahms
    Symphonie Nr. 4 e-Moll op. 98
    Kirill Petrenko
    Bariton Matthias Goerne
  • Les 19 et 20 mars, Brahms Tchaikovski
    Johannes Brahms
    Konzert für Violine und Violoncello a-Moll op. 102
    Peter I. Tschaikowsky
    Manfred-Symphonie op. 58
    Kirill Petrenko
    Violon Julia Fischer
    Violoncelle Daniel Müller-Schott
  • Les 28 et 29 mai 2018, Mahler
    Gustav Mahler
    Symphonie n° 7 en mi bémol majeur
    Kirill Petrenko

En conclusion, une saison bonne mais pas exceptionnelle, même s’il y a tant à voir, dont un Ring. La routine munichoise est toujours au-dessus de l’exceptionnel de bien des théâtres.[wpsr_facebook]